La musique comme instrument de contrôle

Caroline Piquet, « Chili, Panama, Irak… Quand la musique devient un instrument de torture »

La musique, si elle est largement louée pour sa capacité à émanciper et rassembler, peut aussi être source de douleur et un outil d’incitation à la soumission. Cet aspect le plus sombre de la musique, ce potentiel de nuisance terrible, est rarement mentionné dans les études universitaires de musicologie.

Une étude britannique publiée à l’occasion du 40e anniversaire du coup d’Etat du dictateur chilien Augusto Pinochet a recueilli des témoignages attestant l’utilisation de morceaux de musique populaire comme instrument de torture. Du Julio Iglesias, la bande son de Orange mécanique ou encore Gigi l’amoroso de Dalida ont été «joués à plein volume pendant des journées entières […] pour infliger des dommages psychologiques et physiques», explique Katia Chornik, de l’université de Manchester, dont le travail a été largement relayé par la presse.

Dans une enquête publiée en 2002, deux chercheurs de l’Université de Cambridge, Martin Cloonan et Bruce Johnson, s’étaient déjà intéressés à l’utilisation de chansons populaires comme instrument d’oppression. Ils expliquaient que quelle que soit la musique diffusée, elle est infligée aux détenus avec une telle violence qu’ils sont laminés psychologiquement.

Cette technique fait partie de ce qu’on appelle la «torture légère», une combinaison soigneusement dosée de moyens de coercition psychologiques et physiques qui, sans aller jusqu’à provoquer la mort, peut causer des traumatismes psychologiques considérables. Conçue pour priver la victime de sommeil et générer une surstimulation sensorielle, elle peut en devenir insupportable.

L’un des exemples les plus connus concerne le Panama. Quand les Etats-Unis envahissent ce petit Etat d’Amérique centrale, en décembre 1989, le président Noriega se réfugie dans l’ambassade du Saint-Siège, immédiatement encerclée par les troupes américaines. Les Marines diffusent alors en boucle du hard-rock à un niveau assourdissant, dont Panama de Van Halen. Noriega se rend au bout de onze jours.

Cette technique a aussi été utilisée par les Etats-Unis dans une période plus récente. Le 10 décembre 2008, une campagne de protestation était d’ailleurs initiée par des groupes et des artistes de renom, dont Massive Attack, contre la torture par la musique en prison, pratiquée par l’armée américaine en Irak, en Afghanistan et à Guantanamo.

Le 22 octobre 2009, un collectif de musiciens lançait une procédure pour que le gouvernement américain dévoile la liste des morceaux utilisés comme outil de torture en vertu du Freedom of Information Act (loi sur la liberté de l’information). La National Security Archive, une ONG qui a porté la demande du collectif, a demandé confirmation au gouvernement américain en s’appuyant sur une liste de noms provenant de rapports déclassifiés et de témoignages d’anciens détenus et gardiens.

Dans cette playlist de la torture, on trouvait des groupes de rocks plus ou moins hard ou métalleux (AC/DC, Aerosmith, Marilyn Manson, Metallica, Nine Inch Nails, Rage Against The Machine ou encore les Red Hot Chili Peppers), de la pop (les Bee Gees, Britney Spears, Christina Aguilera, Prince…), du rap (Dr. Dre, Eminem, Redman…), mais aussi de la musique de dessins animés pour enfants (les bandes sons des émissions Barney et ses amis ou Sesame Street).

Mais la torture par la musique, comme le prouve d’ailleurs l’étude de Katia Chornik, n’est pas l’apanage des Etats-Unis et peut prendre des formes différentes. Dans leur recherche, Martin Cloonan et Bruce Johnson citent les travaux de Svanibor Pettan, un universitaire qui avait analysé l’utilisation de la musique pendant la guerre en ex-Yougoslavie et rapportait des témoignages de détenus croates condamnés à chanter des chants serbes jusqu’à l’épuisement. De la même façon, en juin 2000, au Zimbabwe, un couple d’opposants au régime de Mugabe, membres du MDC, avaient été flagellés pendant cinq heures en public et obligés pendant ce temps d’entonner le chant du Zanu-PF (le parti au pouvoir).

QUESTIONS :

  1. Expliquez le concept de « torture légère » tel que présenté dans le texte. Pourquoi la musique est-elle particulièrement efficace dans ce type de torture ?
  2. Analysez la diversité des genres musicaux utilisés comme instruments de torture (rock, pop, musique pour enfants…). Que révèle cette diversité sur les mécanismes de la torture par la musique ?
  3. Comparez les différents contextes géographiques et historiques évoqués (Chili, Panama, Irak, ex-Yougoslavie, Zimbabwe). Quels points communs identifiez-vous dans l’utilisation politique de la musique ?


Julian Barnes, Le Fracas du temps (2016)

Sauf qu’en 1929 déjà il avait été officiellement dénoncé, informé que sa musique « s’écartait de la voie principale de l’art soviétique », et viré de son poste à l’Institut chorégraphique. Sauf que, la même année, Misha Kvadri, à qui il avait dédié sa Première Symphonie, avait été le premier de ses amis et collègues à être arrêté et exécuté.

Sauf qu’en 1932, quand le Parti avait dissous les organisations indépendantes et pris le contrôle de toutes les affaires culturelles, il n’en était pas résulté une réduction d’arrogance, de sectarisme et d’ignorance, mais bien plutôt une concentration systématique de tout cela. Et si le projet de transformer un mineur de fond en un compositeur de symphonies ne s’était pas précisément réalisé, l’inverse s’était plus ou moins produit : un compositeur était censé augmenter sa production comme un mineur de fond la sienne, et sa musique était censée réchauffer les cœurs comme le charbon du mineur réchauffait les corps. Les bureaucrates évaluaient la production musicale comme ils évaluaient d’autres catégories de production ; il y avait des normes établies, et des déviations par rapport à ces normes.

À la gare d’Arkhangelsk, ouvrant la Pravda avec des doigts gelés, il avait vu en troisième page un titre qui identifiait et condamnait la déviance : « Du fatras en guise de musique ». Il avait aussitôt décidé de retourner chez lui, via Moscou, où il demanderait conseil. Dans le train, tandis que défilait dehors le paysage glacé, il avait relu cinq, six fois l’éditorial. Il avait d’abord été choqué autant pour son opéra que pour lui-même : après un tel anathème, Lady Macbeth de Mzensk ne pouvait pas continuer au Bolchoï. Au cours des deux dernières années, l’œuvre avait été applaudie partout – de New York à Cleveland, de la Suède jusqu’en Argentine. À Moscou et à Leningrad, elle avait plu non seulement au public et aux critiques, mais aussi aux commissaires politiques. Lors du XVIIe congrès du Parti, ses représentations avaient été incluses dans la production officielle du district de Moscou, laquelle était censée rivaliser avec les quotas de production des mines de houille du Donbass.

Tout cela ne signifiait plus rien : son opéra allait être supprimé comme un chien bruyant qui a soudain déplu à son maître. Il essayait d’analyser les différents éléments de l’attaque aussi lucidement que possible. D’abord, le succès même de son opéra, tout particulièrement à l’étranger, s’était retourné contre lui. Quelques mois plus tôt seulement, la Pravda avait patriotiquement rendu compte de la première de l’œuvre au Metropolitan Opera de New York. Et maintenant, le même journal « savait » que Lady Macbeth de Mzensk n’avait eu de succès en dehors de l’Union soviétique que parce que ladite œuvre était « non politique et déroutante », et parce qu’elle « titillait le goût perverti des bourgeois avec sa musique agitée, névrotique ».

Ensuite, et lié à cela, il y avait ce à quoi il pensait comme étant la « critique de loge gouvernementale », une expression verbale de ces sourires narquois et de ces bâillements d’obséquieux acolytes se tournant vers l’invisible Staline. Il lisait donc que sa musique « cancanait et grognait », que sa nature « nerveuse, convulsive et spasmodique » dérivait du jazz, qu’elle remplaçait le chant par des « cris perçants ». Cet opéra avait manifestement été composé pour plaire aux « dégénérés », qui avaient perdu tout « goût sain » pour la musique, préférant « un flot sonore confus ». Quant au livret, il se concentrait délibérément sur les parties les plus sordides du récit de Leskov ; le résultat était « grossier, primitif et vulgaire ».

Mais ses torts étaient également politiques. Aussi l’analyse anonyme, due à quelqu’un qui s’y connaissait autant en musique qu’un cochon en fenaison, était-elle ornée de ces étiquettes familières imbibées de vinaigre : « petit-bourgeois, formaliste, meyerholdiste, gauchiste ». Le compositeur avait écrit non un opéra, mais un antiopéra, avec une musique volontairement subvertie ; il avait bu à la source empoisonnée qui produisait « une distorsion gauchiste en peinture, en poésie, dans l’enseignement et la science ». Au cas où il aurait fallu mettre les points sur les i – et il le fallait toujours –, le gauchisme était opposé « au vrai art, à la vraie science et la vraie littérature ».

« Ceux qui ont des oreilles entendront », aimait-il dire. Mais même les sourds ne pouvaient manquer de percevoir ce que disait « Du fatras en guise de musique », et d’en deviner les conséquences probables. Il y avait trois phrases qui ne visaient pas seulement son fourvoiement supposé, mais sa personne même. « Le compositeur n’a visiblement jamais songé à la question de savoir ce que le public soviétique espère et attend de la musique. » Cela suffisait à le faire exclure de l’Union des compositeurs. « Le danger de cette tendance pour la musique soviétique est évident. » Cela suffisait à lui faire perdre la possibilité de composer et d’être joué. Et enfin : « C’est un jeu d’ingéniosité qui peut très mal finir. » Cela suffisait à lui faire perdre la vie.

QUESTIONS :

  1. Analysez l’évolution de la situation du compositeur entre 1929 et le moment de l’article de la Pravda. Comment le contexte politique soviétique transforme-t-il progressivement la création artistique ?
  2. Expliquez la logique de l’article « Du fatras en guise de musique ». Quels reproches sont adressés au compositeur et comment révèlent-ils les attentes du régime envers l’art ?
  3. Que signifie la phrase finale « C’est un jeu d’ingéniosité qui peut très mal finir » ? Analysez les différents niveaux de menace pesant sur l’artiste dans ce régime totalitaire.

Pascal Quignard, La Haine de la musique (2014)

La musique est le seul, de tous les arts, qui ait collaboré à l’extermination des Juifs organisée par les Allemands de 1933 à 1945. Elle est le seul art qui ait été requis comme tel par l’administration des Konzentrationlager. Il faut souligner, au détriment de cet art, qu’elle est le seul art qui ait pu s’arranger de l’organisation des camps, de la faim, du dénuement, du travail, de la douleur, de l’humiliation, et de la mort. […]

L’expression Haine de la musique veut exprimer à quel point la musique peut devenir haïssable pour celui qui l’a le plus aimée.

La musique attire à elle les corps humains.

C’est encore la sirène dans le conte d’Homère. Ulysse attaché au mât de son vaisseau est assailli par la mélodie qui l’attire. La musique est un hameçon qui saisit les âmes et les mène dans la mort.

Ce fut la douleur des déportés dont le corps se soulevait en dépit d’eux.

Il faut entendre ceci en tremblant : c’est en musique que ces corps nus entraient dans la chambre.

Simon Laks a écrit : « La musique précipitait la fin. »

Primo Levi a écrit : « Au Lager la musique entraînait vers le fond. »

Dans le camp d’Auschwitz, Simon Laks fut violoniste, puis copiste de musique permanent (Notenschreiber), enfin chef d’orchestre.

Le chimiste italien Primo Levi entendit le chef d’orchestre polonais Simon Laks diriger.

Comme Simon Laks à son retour, en 1945, Primo Levi écrivit Se questo è un uomo. Son livre fut refusé par plusieurs éditeurs. Publié enfin en 1947, il ne fut pas davantage accueilli que ne le fut Musiques d’un autre monde. Dans Se questo è un uomo, Primo Levi écrivait qu’à Auschwitz, aucun détenu ordinaire, appartenant à un Kommando ordinaire, n’avait pu survivre […].

[…] La musique viole le corps humain. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels. À la rencontre de la musique, l’oreille ne peut se fermer. La musique, étant un pouvoir, s’associe de ce fait à tout pouvoir. Elle est d’essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution aussitôt met en place. Partout où il y a un chef et des exécutants, il y a de la musique. […] Cadence et mesure. La marche est cadencée, les coups de matraque sont cadencés, les saluts sont cadencés. […].

Entendre et obéir.

La première fois où Primo Levi entendit la fanfare à l’entrée du camp jouant Rosamunda, il eut du mal à réprimer le rire nerveux qui se saisit de lui. Alors il vit apparaître les bataillons rentrant au camp avec une démarche bizarre : avançant en rang par cinq, presque rigides, le cou tendu, les bras au corps, comme des hommes faits de bois, la musique soulevant les jambes et des dizaines de milliers de sabots de bois, contractant les corps comme ceux d’automates.

Les hommes étaient si dépourvus de force que les muscles des jambes obéissaient malgré eux à la force propre aux rythmes que la musique du camp imposait et que Simon Laks dirigeait.

Primo Levi a nommé « infernale » la musique […] : « Leurs âmes sont mortes et c’est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté. » […]

Ce ne fut pas pour apaiser leur douleur, ni même pour se concilier leurs victimes, que les soldats allemands organisèrent la musique dans les camps de la mort.

1. Ce fut pour augmenter l’obéissance et les souder tous dans la fusion non personnelle, non privée, qu’engendre toute musique.

2. Ce fut par plaisir, plaisir esthétique et jouissance sadique, éprouvés à l’audition d’airs aimés et à la vision d’un ballet d’humiliation dansé par la troupe de ceux qui portaient les péchés de ceux qui les humiliaient.

Ce fut une musique rituelle.

QUESTIONS :

  1. Expliquez pourquoi Pascal Quignard affirme que « la musique est le seul art qui ait collaboré à l’extermination des Juifs ». Que révèle cette spécificité sur la nature de la musique ?
  2. Analysez la métaphore de la sirène d’Ulysse utilisée par l’auteur. En quoi éclaire-t-elle le pouvoir de la musique sur les corps et les consciences ?
  3. Quelles sont les deux raisons principales avancées par l’auteur pour expliquer l’organisation de la musique dans les camps ? Développez chacune d’elles.

Primo Levi, Si c’est un homme (1947)

Pour la première fois que je suis au camp, la cloche du réveil me surprend dans un sommeil profond, et c’est un peu comme si je sortais du néant. Au moment de la distribution du pain, on entend au loin, dans le petit matin obscur, la fanfare qui commence à jouer : ce sont nos camarades de baraque qui partent travailler au pas militaire. Du KB on n’entend pas très bien la musique : sur le fond sonore de la grosse caisse et des cymbales qui produisent un martèlement continu et monotone, les phrases musicales se détachent par intervalles, au gré du vent. De nos lits, nous nous entre-regardons, pénétrés du caractère infernal de cette musique. Une douzaine de motifs seulement, qui se répètent tous les jours, matin et soir : des marches et des chansons populaires chères aux cœurs allemands. Elles sont gravées dans notre esprit et seront bien la dernière chose du Lager que nous oublierons ; car elles sont la voix du Lager, l’expression sensible de sa folie géométrique, de la détermination avec laquelle des hommes entreprirent de nous anéantir, de nous détruire en tant qu’hommes avant de nous faire mourir lentement. Quand cette musique éclate, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates ; leurs âmes sont mortes, et c’est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté. Car ils n’ont plus de volonté : chaque pulsation est un pas, une contraction automatique de leurs muscles inertes. Voilà ce qu’ont fait les Allemands. Ils sont dix mille hommes, et ils ne forment plus qu’une même machine grise ; ils sont exactement déterminés ; ils ne pensent pas, ils ne veulent pas, ils marchent.

Jamais les SS n’ont manqué l’une de ces parades d’entrée et de sortie. Qui pourrait leur refuser le droit d’assister à la chorégraphie qu’ils ont eux-mêmes élaborée, à la danse de ces hommes morts qui laissent, équipe par équipe, le brouillard pour le brouillard ? Quelle preuve plus tangible de leur victoire ? Ceux du KB connaissent bien eux aussi ces départs et ces retours, l’hypnose du rythme continu qui annihile la pensée et endort la douleur ; ils en ont fait l’expérience, ils la feront encore. Mais il fallait échapper au maléfice, il fallait entendre la musique de l’extérieur, comme nous l’entendions au KB, comme nous l’entendons aujourd’hui dans le souvenir, maintenant que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie ; il fallait l’entendre sans y obéir, sans la subir, pour comprendre ce qu’elle représentait, pour quelles raisons préméditées les Allemands avaient instauré ce rite monstrueux, et pourquoi aujourd’hui encore, quand une de ces innocentes chansonnettes nous revient en mémoire, nous sentons notre sang se glacer dans nos veines et nous prenons conscience qu’être revenus d’Auschwitz tient du miracle.

QUESTIONS :

  1. Comment Primo Levi décrit-il l’effet de la musique sur les détenus ? Analysez la métaphore des « feuilles sèches » et du « vent ».
  2. Que signifie selon vous l’expression « folie géométrique » appliquée au système concentrationnaire ? Quel lien établir avec la fonction de la musique ?
  3. Expliquez la différence entre entendre la musique « de l’intérieur » (en y obéissant) et « de l’extérieur » (depuis le KB). Pourquoi cette distance est-elle nécessaire à la compréhension ?

Claire Andrieu, Introduction au Verfügbar aux Enfers : une opérette à Ravensbrück (2015)

Comme l’indique le manuscrit lui-même, Le Verfügbar aux Enfers est une « opérette revue ». Il relève donc non seulement de la comédie musicale, mais du music-hall. Un genre inattendu pour décrire la condition de détenues concentrationnaires. Ce refus délibéré de l’esprit de sérieux est une technique de survie. « Tu n’as aucun effort à faire pour te libérer… Tu n’as qu’à te laisser aller », dit le présentateur au chœur des Verfügbar. Ne pas se laisser aller, c’est refuser l’émotion envahissante. Le seul passage lyrique de l’opérette est un poème chanté adressé à l’Espoir. Ni apitoiement sur soi, ni victimisation, ni l’inverse, l’héroïsation. Le jour anodin sous lequel est présentée l’action des détenues dans la Résistance leur donne une allure d’antihéros plutôt que d’héroïnes. Mettre à distance le présent comme le passé, pour consacrer toutes ses forces à la survie. « Survivre, notre ultime sabotage », écrit Germaine Tillion en 1946.

Communicatif et tonique, le rire contribue à créer une communauté qui est en soi un facteur de survie. En partie collective, l’écriture même de l’opérette participe déjà de la formation d’une solidarité. Sa représentation aurait étendu le réseau de complicité et développé une conscience de résistance dans l’auditoire, mais le contenu subversif et le régime concentrationnaire en excluaient l’éventualité. Il y eut cependant deux spectacles de détenues donnés à Ravensbrück, l’un autorisé, à Noël 1944 pour les enfants, et l’autre clandestin, le Schum Schum […], dont la représentation fut surprise par les gardiennes et qui fut suivie de six semaines de cachot pour trente-deux prisonnières. Le Verfügbar a seulement été dit et chantonné dans le groupe des compagnes de Germaine.

Le premier rire qui retentit dans le texte est un rire de potache, un fou rire de collégienne que déclenche ce pastiche de l’Orphée aux Enfers d’Offenbach. Déjà parodie de l’opéra lyrique créé par Gluck, l’opéra bouffe créé sous le Second Empire se voit doublé d’une imitation : c’est un pastiche de parodie que la détenue conçoit du fond de sa caisse en octobre 1944. On peut imaginer l’amusement qu’elle éprouve à écrire le prologue, un « à la manière de » d’une bucolique latine, ou ce remake d’une fable de La Fontaine dans lequel le Verfügbar joue le rôle du pauvre bûcheron ; ou encore cette transposition comique du chant éploré d’Orphée ayant perdu son Eurydice, tiré de l’opéra originel. À bien des égards, Le Verfügbar est un joyeux canular. Détournées de leur sens, les références littéraires et musicales y abondent et servent à réaffirmer dans un éclat de rire une identité culturelle directement menacée par l’entreprise de réduction à l’état de loque et fumée. […]

Les mésaventures du Verfügbar ne l’empêchent pas de conserver entrain et bonne humeur. Il égrène ses déconvenues sur des airs d’opérettes et de chansons populaires. La ritournelle ou le refrain dans l’oreille, l’auteure modifie les paroles ou leur sens, rimaille avec ardeur et désamorce le tragique ou l’horreur de la situation. Une fois seulement, l’humour devient grinçant, voire cruel. Dans une chanson de route, « Trente filles vont chantant » et rencontrent un « Hes hes » qui « va gueulant » et qui tue l’une d’elles à chaque couplet. Comme dans les comptines, le nombre des filles qui « vont chantant » diminue d’une unité à chaque refrain…

QUESTIONS :

  1. Pourquoi le choix du genre de l’opérette pour décrire l’univers concentrationnaire peut-il paraître paradoxal ? Quelle stratégie de survie révèle-t-il ?
  2. Analysez la fonction du rire et de l’humour dans cette œuvre. En quoi constituent-ils une forme de résistance ?
  3. Expliquez en quoi « Le Verfügbar aux Enfers » constitue un « pastiche de parodie ». Comment cette technique littéraire participe-t-elle à la préservation de l’identité culturelle ?

QUESTIONS DE SYNTHÈSE

Objectif : une dizaine de lignes minimum, avec des citations claires mais sans paraphrase.

  1. Qu’est-ce que tous ces textes révèlent sur les ambivalences du pouvoir de la musique sur l’être humain ?
  2. Analysez l’évolution historique des rapports entre musique et pouvoir politique en vous appuyant sur les différentes époques évoquées. Quelles constantes et quelles évolutions observez-vous ?
  3. À partir de ces textes, réfléchissez sur la question de la responsabilité artistique : l’art peut-il être « innocent » ? Comment les artistes et les œuvres peuvent-ils être instrumentalisés par le pouvoir, et quelles formes de résistance l’art peut-il opposer à cette instrumentalisation ?
Retour en haut