Libertés individuelles et pouvoir d’état

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1836)

Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.

QUESTIONS :

– Comment Tocqueville décrit-il la relation entre l’individu et la société dans une démocratie ?
– En quoi le pouvoir décrit par Tocqueville est-il à la fois « doux » et oppressif ?
– Pourquoi Tocqueville estime-t-il que cette forme de despotisme est nouvelle et difficile à nommer ?


Henry David Thoreau, La Désobéissance civile (1849)

Après tout, la raison pratique pour laquelle on permet, une fois que le pouvoir est dans les mains du peuple, à une majorité de régner sur une longue période ne tient pas tant aux chances qu’elle a d’être dans le vrai, ni à la reconnaissance de ce fait par la minorité, qu’à la prééminence de sa force physique. Or un gouvernement de la majorité ne peut en aucun cas être fondé sur la justice, ne serait-ce qu’au sens où les hommes l’entendent. Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne seraient pas les majorités qui trancheraient du bien ou du mal, mais la conscience ? Où les majorités ne trancheraient que des questions où soit applicable une loi d’opportunité ? Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur ? À quoi bon la conscience individuelle alors ? Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est de faire bien. On a dit assez justement qu’une assemblée d’hommes n’a pas de conscience, mais une assemblée d’hommes consciencieux devient une assemblée douée de conscience. La loi n’a jamais le moins du monde rendu les hommes plus justes, et par l’effet du respect qu’ils lui témoignent, les gens les mieux intentionnés se font chaque jour les commis de l’injustice. Le résultat courant et naturel d’un respect indu pour la loi, c’est qu’on peut voir une colonne de militaires, colonel, capitaine, caporal, fantassin et artilleurs, marcher au combat par monts et par vaux, en ordre admirable et contre leur gré, que dis-je ? contre leur bon sens et leur conscience, ce qui rend cette marche fort âpre en vérité et éprouvante pour le cœur. Ils n’en doutent pas le moins du monde : c’est une vilaine affaire que celle où ils sont engagés. Ils ont tous des dispositions pacifiques. Or que sont-ils ? Des hommes vraiment ? Ou bien des petits fortins, des chargeurs ambulants au service d’un personnage sans scrupules qui détient le pouvoir ? Visitez l’arsenal de la flotte et arrêtez-vous devant un marine, un de ces hommes comme peut en fabriquer le gouvernement américain ou ce qu’il peut faire d’un homme avec sa magie noire ; une ombre, réminiscence de l’humanité, debout dans son suaire et déjà, si l’on peut dire, enseveli sous les armes, avec les accessoires funéraires, bien que peut-être,

Ni tambour, ni musique alors n’accompagnèrent

Sa dépouille, au rempart emmenée au galop ;

Nulles salves d’adieu, de même, n’honorèrent

La tombe où nous avions couché notre héros.

La masse des hommes sert ainsi l’État, non point en humains, mais en machines, avec leur corps. Ils sont l’armée permanente et les réservistes, les geôliers, les gendarmes, les milices, etc. Dans bien des situations, ils n’exercent pas librement leur jugement ou leur sens moral ; au contraire, ils se ravalent au niveau du bois, de la terre et des pierres : on est sans doute capable de fabriquer des pantins qui rendront le même service. Ceux-là ne commandent pas plus le respect qu’un épouvantail ou une motte de terre. Ils ont la même valeur marchande que des chevaux et des chiens. Et pourtant on les tient généralement pour de bons citoyens. D’autres, comme la plupart des législateurs, des politiciens, des juristes, des ministres et des fonctionnaires, servent l’État avec leur tête et, comme ils font rarement de distinction morale, il arrive que croyant servir Dieu, ils servent le diable. Un très petit nombre, héros, patriotes, martyrs, réformateurs au sens noble du terme – des hommes – mettent aussi leur conscience au service de l’État et en viennent nécessairement, pour la plupart, à lui résister.

QUESTIONS :

– Pourquoi Thoreau critique-t-il l’idée de soumission à la majorité et à la loi ?
– Selon Thoreau, quel est le rôle de la conscience individuelle face à l’État ?
– En quoi la désobéissance civile est-elle, pour Thoreau, un acte nécessaire et moral ?


Romain Rolland, Clérambault. Histoire d’une conscience libre pendant la guerre (1920)

Le sujet de ce livre n’est pas la guerre, bien que la guerre le couvre de son ombre. Le sujet de ce livre est l’engloutissement de l’âme individuelle dans le gouffre de l’âme multitudinaire1. C’est, à mon sens, un événement beaucoup plus gros de conséquences pour l’avenir humain que la suprématie passagère d’une nation.

Je laisse délibérément au second plan les questions politiques. Il faut les réserver pour des études spéciales. Mais quelques causes qu’on assigne aux origines de la guerre, quelles que soient la thèse et les raisons qui l’étayent, aucune raison au monde n’excuse l’abdication de l’esprit devant l’opinion.

Le développement universel des démocraties, mâtinées2 d’une survivance fossile, la monstrueuse raison d’État, a conduit les esprits d’Europe à cet article de foi que l’homme n’a pas de plus haut idéal que de se faire le serviteur de la communauté. Et cette communauté, on la définit : État.

J’ose le dire : qui se fait le serviteur aveugle d’une communauté aveugle – ou aveuglée – comme le sont tous les États d’aujourd’hui, où quelques hommes généralement incapables d’embrasser la complexité des peuples, ne savent que leur imposer, par le mensonge de la presse et le mécanisme implacable de l’État centralisé, des pensées et des actes conformes à leurs propres caprices, leurs passions et leurs intérêts, – celui-là ne sert pas vraiment la communauté, il l’asservit et l’avilit, avec lui. Qui veut être utile aux autres doit d’abord être libre. L’amour même n’a point de prix, si c’est celui d’un esclave.

De libres âmes, de fermes caractères, c’est ce dont le monde manque le plus aujourd’hui. Par tous les chemins divers : – soumission cadavérique des Églises, intolérance étouffante des patries, unitarisme abêtissant des socialismes – nous retournons à la vie grégaire. L’homme s’est lentement dégagé du limon chaud de la terre. Il semble que son effort millénaire l’ait épuisé : il se laisse retomber dans la glaise ; l’âme collective le happe ; il est bu par le souffle écœurant de l’abîme… Allons, ressaisissez-vous, vous qui ne croyez pas que le cycle de l’homme soit révolu ! Osez-vous détacher du troupeau qui vous entraîne ! Tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous, – et, au besoin, contre tous. Penser sincèrement, même si c’est contre tous, c’est encore pour tous. L’humanité a besoin que ceux qui l’aiment lui tiennent tête et se révoltent contre elle, quand il le faut. Ce n’est pas en faussant, afin de la flatter, votre conscience et votre intelligence, que vous la servirez ; c’est en défendant leur intégrité contre ses abus de pouvoir : car elles sont une de ses voix. Et vous la trahissez, si vous vous trahissez.

1 Multitudinaire : référence à la multitude
2 Mâtinées : mêlées de

QUESTIONS :

– Comment Romain Rolland décrit-il l’absorption de l’individu dans la masse pendant la guerre ?
– Pourquoi Rolland considère-t-il que servir l’État aveuglément revient à trahir la communauté ?
– Quelle est, selon Rolland, la responsabilité de l’individu face à l’opinion publique et à l’État ?


George Orwell – 1984 (1949)

Winston se dirigea vers l’escalier. Il était inutile d’essayer de prendre l’ascenseur. Même aux meilleures époques, il fonctionnait rarement. Actuellement, d’ailleurs, le courant électrique était coupé dans la journée. C’était une des mesures d’économie prises en vue de la Semaine de la Haine.

Son appartement était au septième. Winston, qui avait trente-neuf ans et souffrait d’un ulcère variqueux au-dessus de la cheville droite, montait lentement. Il s’arrêta plusieurs fois en chemin pour se reposer. À chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l’ascenseur, l’énorme visage vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE.

À l’intérieur de l’appartement de Winston, une voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait à la production de la fonte. La voix provenait d’une plaque de métal oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l’appareil (du télécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n’y avait aucun moyen de l’éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. Il avait les cheveux très blonds, le visage naturellement sanguin, la peau durcie par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l’hiver qui venait de prendre fin.

Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d’un bleu dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le vent, couvrant et découvrant alternativement un seul mot : ANGSOC. Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée.

Derrière Winston, la voix du télécran continuait à débiter des renseignements sur la fonte et sur le dépassement des prévisions pour le neuvième plan triennal. Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu.

QUESTIONS :

– Comment Orwell illustre-t-il la surveillance et le contrôle de l’individu dans 1984 ?
– Quel est le rôle du langage et de la propagande dans le maintien du pouvoir totalitaire ?
– En quoi le personnage de Winston incarne-t-il une tentative de résistance face à l’oppression ?


QUESTION DE SYNTHÈSE

1. Comparaison des formes d’oppression : En quoi les formes d’oppression décrites par Tocqueville, Rolland et Orwell se ressemblent-elles ou diffèrent-elles ? Comment ces auteurs montrent-ils les dangers de la soumission à un pouvoir centralisé ?

2. Rôle de l’individu face au collectif : Comment Thoreau, Rolland et Orwell défendent-ils l’idée que l’individu doit résister à la pression du groupe ou de l’État ? Quelles solutions ou attitudes proposent-ils pour préserver la liberté individuelle ?

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