Un art exigeant

Murielle Radault, Musique en conservatoire: un parcours semé d’embûches, Huff Post, 2015

D’abord on se bat pour entrer dans un établissement où les places sont rares, puis… on est conduit vers la sortie.

Nombre de conservatoires perdent près de la moitié de leurs effectifs dès le 2e cycle d’études (la fameuse « évaporation » des élèves constatée dans tous les audits de l’Inspection Générale de la Ville de Paris en 2010). Ce n’est pas l’exigence qui est ici en cause, c’est une exigence mal ciblée qui, lorsqu’elle ne s’adresse à personne, manque son objectif : former un public d’amateurs dont certains deviendront professionnels.

Remettre le solfège à sa juste place

Dans le système officiel d’apprentissage de la musique, le solfège (« formation musicale ») occupe une place exorbitante et, au lieu d’être un simple outil au service de la pratique, fait office de repoussoir : huit longues années de parcours obligatoire, des horaires impossibles, des contenus inadaptés. Les professeurs d’instrument ont peu de temps et il n’est pas inintéressant de les décharger d’un travail élémentaire qui leur permet de se concentrer sur l’interprétation. Mais actuellement, c’est un peu comme si on demandait à un enfant qui veut faire son premier gâteau d’apprendre par cœur les 3 tomes d’un manuel de gastronomie pour avoir le droit de casser des œufs.

Élitisme

Le système n’est pas exactement élitiste, puisque même des enfants doués, soutenus par leur famille et socialement favorisés s’y cassent les dents : il est tout simplement mauvais. La musique de Mozart est universelle et à l’âge des enfants il y a encore une grande ouverture d’esprit qu’il convient de nourrir. La pratique musicale porteuse de tant de bienfaits (écoute, tolérance, harmonie) ne devrait pas être entravée comme elle l’est actuellement.

Ouverture sociale insuffisante ?

Probablement. Mais avant d’aborder cette question, il faut régler celle de la qualité de l’enseignement lui-même. Les études révèlent que les conservatoires sont majoritairement fréquentés par des enfants issus de familles aisées. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’on demande aux familles d’organiser l’accompagnement de l’enfant trois fois par semaine ? Lorsque l’on proposera un meilleur système, on verra qu’il sera aussi plus facile de le partager, comme tout ce qui rayonne. Chorales et orchestres à travers le monde nous montrent l’exemple.

Un problème de fond : le manque de places

Recruter davantage de professeurs d’instrument et d’orchestre en leur donnant un statut à hauteur de la qualité qui est attendue d’eux relève d’une volonté publique. Il y a actuellement une sorte de stratégie du dégoût qui, même si elle n’est voulue par personne, induit de facto un certain confort de fonctionnement : en rejetant prématurément de ses murs près d’un enfant sur deux, on libère des places pour les nouveaux entrants et on donne l’illusion que la machine tourne. Or, c’est l’institution qui doit être au service de l’enfant et non l’inverse.

Y a-t-il des signes encourageants ?

Oui et non. Certains ont pris des mesures qui vont dans le bon sens : par exemple, le CMA*13 a renoncé au classement contestable de ses élèves, encore appliqué en 2013, et affiche d’excellents résultats en fin de 1er cycle de solfège, regroupés en mentions générales. D’autres poursuivent une voie rigoriste, sanctionnée par des examens annuels. En juin 2014, d’après les tableaux d’affichage du CMA15, on recense 105 inscrits en classe de solfège (niveau 1C 3) mais seulement 57 élèves valideront leur examen de fin de 1er cycle (niveau 1C4).

Il ne s’agit pas des mêmes élèves mais la courbe est récurrente. On ne peut pas dire qu’elle soit incitative. Ce système est violent. Il fait peser sur l’enfant un stress parfaitement inutile, le rendant in fine responsable des dysfonctionnements de l’institution. On récolte ce que l’on a semé : redoublements, non admission à poursuivre ou abandon spontané de l’élève. Le bilan est lourd lorsque l’on sait que l’arrêt du cours de solfège implique nécessairement celui du cours d’instrument. En juin 2013, dans cet arrondissement de 230.000 habitants, seulement 11 élèves ont obtenu leur diplôme de fin de 2e cycle en formation musicale.

Quelles solutions ?

À mon sens, le 1er cycle de solfège serait avantageusement remplacé par un cycle unique n’excédant pas 5 ans, avec des contenus recentrés sur quelques paramètres élémentaires (rythme, chant, déchiffrage). Dès la 2ème année, on pourrait alterner quelques mois de solfège et quelques mois de pratique collective (cette dernière pouvant être conservée à l’année si l’élève le souhaite), aucune de ces activités ne dépassant une heure hebdomadaire. Moyennant une assiduité convenable, je suis favorable à la suppression des examens de solfège qui, s’ajoutant aux examens instrumentaux, ne méritent pas leur pouvoir de blocage. Une fois ce cycle validé, le parcours ordinaire d’un élève se limiterait au cours d’instrument et à la pratique collective.

Cela n’empêche pas de proposer des permanences de soutien où des élèves pourraient librement venir chercher de l’aide ainsi qu’un enseignement facultatif de formation musicale pour ceux qui souhaiteraient poursuivre cet apprentissage, au demeurant passionnant.

Nébuleuse

Le conservatoire occupe une place de choix dans le paysage musical. L’on y rencontre de formidables enseignants. Il peut et doit garder sa spécificité : celle d’une école d’exigence, à condition que cette exigence soit déployée à bon escient. Le travail instrumental tel qu’on le pratique en son sein réclame rigueur et ténacité. Mais d’autres structures existent, qu’il convient de soutenir : associations, centres de loisirs, orchestres ou chorales scolaires. La musique, et heureusement, ne fleurit pas que dans les conservatoires. Elle est la vie même : vaste et diverse.

À une époque où prévaut l' »open space », l’individuel, la relation professeur-élève est précieuse et doit être préservée. Le collectif est déjà largement présent en conservatoire et s’y décline sous de multiples formes. Le problème majeur est celui de l’accès à la pratique. Lorsque l’on noie l’esprit de l’élève dans un amas d’enseignements théoriques flous, lourds et répressifs, on porte atteinte à son désir même, à son aspiration inaliénable à la pratique musicale. En réquisitionnant les enfants de manière aussi inutile et avec les piètres résultats que l’on obtient, on les détourne de la musique.

Il faut libérer la pratique car c’est par elle que l’on pourra à la fois améliorer la formation musicale globale des élèves et atteindre un plus grand nombre d’enfants.

QUESTIONS :

– Quels sont, selon vous, les impacts psychologiques et éducatifs d’un tel système sur les jeunes apprenants ?

– Pensez-vous que ces mesures suffiraient à rendre l’apprentissage de la musique plus accessible et plus attractif ? Quelles autres solutions pourriez-vous suggérer pour démocratiser l’accès à la pratique musicale, tout en maintenant un niveau d’exigence élevé ?


Honoré de Balzac, Gambara (1837)

Sa femme enlevait le couvert. Le comte placé près du poêle, entre Marianna et Gambara,  était précisément dans la situation que le fou trouvait si désirable : il avait à gauche le  sensualisme, et l’idéalisme à droite. Gambara, rencontrant pour la première fois un homme qui  ne lui riait point au nez, ne tarda pas à sortir des généralités pour parler de lui-même, de sa vie,  de ses travaux et de la régénération musicale de laquelle il se croyait le Messie. 

— Ecoutez, vous qui ne m’avez point insulté jusqu’ici ! je veux vous raconter ma vie, non  pour faire parade d’une constance qui ne vient point de moi, mais pour la plus grande gloire de  celui qui a mis en moi sa force. Vous semblez bon et pieux ; si vous ne croyez point en moi, du  moins vous me plaindrez : la pitié est de l’homme, la foi vient de Dieu. 

Andrea, rougissant, ramena sous sa chaise un pied qui effleurait celui de la belle Marianna,  et concentra son attention sur elle, tout en écoutant Gambara. 

— Je suis né à Crémone1 d’un facteur d’instruments2, assez bon exécutant, mais plus fort  compositeur, reprit le musicien. J’ai donc pu connaître de bonne heure les lois de la construction  musicale, dans sa double expression matérielle et spirituelle, et faire en enfant curieux des  remarques qui plus tard se sont représentées dans l’esprit de l’homme fait. Les Français nous  chassèrent, mon père et moi, de notre maison. Nous fûmes ruinés par la guerre. Dès l’âge de dix  ans, j’ai donc commencé la vie errante à laquelle ont été condamnés presque tous les hommes  qui roulèrent dans leur tête des innovations d’art, de science ou de politique. Le sort ou les  dispositions de leur esprit, qui ne cadrent point avec les compartiments où se tiennent les  bourgeois, les entraînent providentiellement sur les points où ils doivent recevoir leurs  enseignements. Sollicité par ma passion pour la musique, j’allais de théâtre en théâtre par toute  l’Italie, en vivant de peu, comme on vit là. Tantôt je faisais la basse dans un orchestre, tantôt je  me trouvais sur le théâtre dans les chœurs, ou sous le théâtre avec les machinistes. J’étudiais ainsi  la musique dans tous ses effets, interrogeant l’instrument et la voix humaine, me demandant en  quoi ils diffèrent, en quoi ils s’accordent, écoutant les partitions et appliquant les lois que mon  père m’avait apprises. Souvent je voyageais en raccommodant des instruments. C’était une vie  sans pain, dans un pays où brille toujours le soleil, où l’art est partout, mais où il n’y a d’argent  nulle part pour l’artiste, depuis que Rome n’est plus que de nom seulement la reine du monde  chrétien. Tantôt bien accueilli, tantôt chassé pour ma misère, je ne perdais point courage ;  j’écoutais les voix intérieures qui m’annonçaient la gloire ! La musique me paraissait être dans  l’enfance. Cette opinion, je l’ai conservée. Tout ce qui nous reste du monde musical antérieur au  dix-septième siècle, m’a prouvé que les anciens auteurs n’ont connu que la mélodie ; ils  ignoraient l’harmonie et ses immenses ressources. La musique est tout à la fois une science et un  art. Les racines qu’elle a dans la physique et les mathématiques en font une science ; elle devient  un art par l’inspiration qui emploie à son insu les théorèmes de la science. Elle tient à la physique  par l’essence même de la substance qu’elle emploie : le son est de l’air modifié ; l’air est composé  de principes, lesquels trouvent sans doute en nous des principes analogues qui leur répondent,  sympathisent et s’agrandissent par le pouvoir de la pensée. Ainsi l’air doit contenir autant de  particules d’élasticités différentes, et capables d’autant de vibrations de durées diverses qu’il y a de tons dans les corps sonores, et ces particules perçues par notre oreille, mises en œuvre par le  musicien, répondent à des idées suivant nos organisations. Selon moi, la nature du son est  identique à celle de la lumière. Le son est la lumière sous une autre forme : l’une et l’autre  procèdent par des vibrations qui aboutissent à l’homme et qu’il transforme en pensées dans ses  centres nerveux. La musique, de même que la peinture, emploie des corps qui ont la faculté de  dégager telle ou telle propriété de la substance-mère, pour en composer des tableaux. En musique,  les instruments font l’office des couleurs qu’emploie le peintre. Du moment où tout son produit  par un corps sonore est toujours accompagné de sa tierce majeure et de sa quinte3, qu’il affecte  des grains de poussière placés sur un parchemin tendu, de manière à y tracer des figures d’une  construction géométrique toujours les mêmes, suivant les différents volumes du son, régulières  quand on fait un accord, et sans formes exactes quand on produit des dissonances4, je dis que la  musique est un art tissu dans les entrailles même de la Nature. La musique obéit à des lois  physiques et mathématiques. Les lois physiques sont peu connues, les lois mathématiques le sont  davantage ; et, depuis qu’on a commencé à étudier leurs relations, on a créé l’harmonie, à laquelle  nous avons dû Haydn, Mozart, Beethoven et Rossini, beaux génies qui certes ont produit une  musique plus perfectionnée que celle de leurs devanciers, gens dont le génie d’ailleurs est  incontestable. Les vieux maîtres chantaient au lieu de disposer de l’art et de la science, noble  alliance qui permet de fondre en un tout les belles mélodies et la puissante harmonie. Or, si la  découverte des lois mathématiques a donné ces quatre grands musiciens, où n’irions-nous pas si  nous trouvions les lois physiques en vertu desquelles (saisissez bien ceci) nous rassemblons, en  plus ou moins grande quantité, suivant des proportions à rechercher, une certaine substance  éthérée5, répandue dans l’air, et qui nous donne la musique aussi bien que la lumière, les  phénomènes de la végétation aussi bien que ceux de la zoologie !

Comprenez-vous ? Ces lois  nouvelles armeraient le compositeur de pouvoirs nouveaux en lui offrant des instruments  supérieurs aux instruments actuels, et peut-être une harmonie grandiose comparée à celle qui  régit aujourd’hui la musique. Si chaque son modifié répond à une puissance, il faut la connaître  pour marier toutes ces forces d’après leurs véritables lois. Les compositeurs travaillent sur des  substances qui leur sont inconnues. Pourquoi l’instrument de métal et l’instrument de bois, le  basson et le cor, se ressemblent-ils si peu tout en employant les mêmes substances, c’est-à-dire  les gaz constituants de l’air ? Leurs dissemblances procèdent d’une décomposition quelconque  de ces gaz, ou d’une appréhension des principes qui leur sont propres et qu’ils renvoient modifiés,  en vertu de facultés inconnues. Si nous connaissions ces facultés, la science et l’art y gagneraient.  Ce qui étend la science étend l’art. Eh ! bien, ces découvertes, je les ai flairées et je les ai faites. 

Oui, dit Gambara en s’animant, jusqu’ici l’homme a plutôt noté les effets que les causes ! S’il  pénétrait les causes, la musique deviendrait le plus grand de tous les arts. N’est-il pas celui qui  pénètre le plus avant dans l’âme ? Vous ne voyez que ce que la peinture vous montre, vous  n’entendez que ce que le poète vous dit, la musique va bien au-delà : ne forme-t-elle pas votre  pensée, ne réveille-t-elle pas les souvenirs engourdis ?

QUESTIONS :

– En quoi la vision de la musique de Gambara reflète-t-elle une forme d’élitisme ? Comment cette exigence intellectuelle et artistique peut-elle à la fois élever l’art et exclure ceux qui ne partagent pas cette rigueur ?

– En quoi ce personnage incarne-t-il la figure de l’artiste incompris ?


Célia Houdart, Gil (2015)

Il faut que ça irradie véritablement. Voulez-vous me rejouer la cadence?… Ne faites pas… mais… c’est ça… Je ne peux pas dire que j’aime beaucoup ça… tout le début est trop vite… C’est trop vite… Vous n’avez pas le temps matériel de… et puis vous exagérez beaucoup le cédez6 par exemple qui est tout de suite au début…. celui-là… oui… Ne faites pas ça… et puis ici… ici c’est beaucoup trop ralenti… Cédez légèrement… vous ralentissez beaucoup trop quand ici… Vous jouez cela tellement lent, vous n’avez plus de place pour… doooo ré… pas plus lent que ça… et puis ne restez pas trop non plus… cela me semble bien assez… Alors là, vous je vous félicite parce qu’il y en a très peu qui… On joue toujours… C’est toujours détaché… là c’est lié… li-é… Encore une fois votre début… La première fois, vous savez, j’ai dû me tenir à ma chaise pour ne pas vous arrêter… Voilà, très bien… Ne pressez pas… Vous pouvez essayer… Pas plus vite… Il y a un petit ritarnando7… rien du tout… Je n’ai pas pensé au métronome… Fournier 1848… ne prenez pas Fournier… son enregistrement… surtout à l’époque… l’enregistrement probablement a fait… comment dire… galoper ça… 144 me semble déjà à la limite… Encore une fois… Voulez-vous reprendre ça ?… Donnez la possibilité à ce thème9… Je soupçonne beaucoup que le disque… Autrefois on laissait passer des choses… maintenant on peut reprendre plus facilement… Très bien… Faites également… le petit trait10, là… très égal… Continuez… Ne pressez pas… ne pressez pas… Là maintenant… ça prend figure humaine, si j’ose dire… Ne pressez pas, ne pressez pas… Vous faites un ralenti un peu trop… Toutes les notes s’il vous plaît… il y a quand même de la musique dans ça… Crescendo, crescendo, crescendo… non, votre main… votre main gauche reste trop immobile… Il faut que vous ayez le temps… C’est ça… On peut parfaitement jouer le si… le si bémol comme ça… Et maintenant… Pas plus que ça… Voulez-vous reprendre ? Heuéééé… et chantez vos cinquièmes… qu’on entende les harmoniques… Réééé do… là… Sans heurter… sans heurter… naturel… Montez… c’est ça… voilà… Ralentissez… sans diminuer… là maintenant… très bien… que ce ne soit pas quatre fois la même chose… À peine… à peine prononcé… là… C’est surtout une question de… Ne jouez pas plus vite que ça… et prononcez… prononcez bien… Là nous ne sommes pas d’accord… Ah, c’est l’heure… Écoutez, il y a certaines choses extrêmement bien… mais le tempo de base me paraît beaucoup trop rapide… ou trop lent… Il faut que vous trouviez un rythme qui se prête au sentiment réel de cette œuvre.

QUESTIONS :

– En quoi cette recherche de perfection reflète-t-elle une forme d’élitisme dans la pratique musicale ? En quoi peut-elle enrichir l’œuvre et créer une barrière avec le public ?

– La dynamique entre le maître et l’élève est-elle ici une forme de contrôle ou une transmission nécessaire du savoir ?


Karol Beffa et Cédric Villani, Dans les coulisses de la création (2015)

Cédric Villani : Une vie d’ascète, est-ce que ce n’est pas un mot fort ?

Karol Beffa : Tout dépend de ce que l’on entend par ascèse11. Si j’ai du mal à concevoir qu’on puisse se plonger en un clin d’œil dans un état propice à la création, j’ai aussi du mal à concevoir qu’on puisse créer à heures fixes. Des deux côtés, cela semble impliquer que l’acte de créer obéirait à la volonté du compositeur. Or c’est une idée qui est étrangère à ma propre pratique. Chez moi, l’inspiration ne se commande pas, même si les conditions de sa venue peuvent être plus ou moins favorisées. J’admire la discipline à laquelle s’astreignaient des compositeurs comme Béla Bartók ou Richard Strauss12. La vie de ces musiciens était réglée… comme du papier à musique. On raconte que, chaque jour, ils étaient debout dès l’aube et composaient jusqu’au déjeuner, puis, une fois leur correspondance rédigée et quelques cinq épreuves corrigées, ils se remettaient à la tâche et composaient jusqu’au soir. Et c’était comme ça, toute l’année durant. C’est une organisation de vie que je ne supporterais pas et qui ne favoriserait sûrement pas ma créativité.

Cédric Villani : Le grand mathématicien Shiing-Shen Chem13, que j’évoquais tout à l’heure, a décrit à peu près quelque chose comme cela, même s’il se levait moins tôt. Lever, petit déjeuner, mathématique, thé, mathématique, déjeuner, mathématique, thé, mathématique. Cela lui a bien réussi ! La question qui se pose ici c’est effectivement l’organisation de la vie et de l’environnement. Le moment, et le lieu, pour la création. On a besoin d’un certain cadre.

Karol Beffa : Moi, c’est à Paris que je suis le plus à l’aise pour composer. Dans un environnement familier. On dit souvent que la création suppose un dépaysement. Peut-être, mais il faut s’entendre sur ce que l’on met sous le mot de dépaysement. J’ai dit que je composais mieux quand j’étais dans mon environnement familier, c’est-à-dire à mon bureau à l’’ENS. Mais paradoxalement, je ressens quand même un dépaysement, à savoir que, quand je compose, dans l’acte de création même, je m’abstrais totalement de cet environnement. Dans ma tête, je suis ailleurs. Je ne vois plus cet environnement, d’une certaine façon, je ne suis plus dedans. Cependant sa présence m’est nécessaire pour que, précisément, je puisse m’en extraire par la pensée. J’ai aussi absolument besoin d’un piano. C’est d’ailleurs le cas de tous les compositeurs dont je me sens proche et dont j’apprécie les œuvres. Dutilleux14, dont l’oreille était phénoménale, composait beaucoup à la table15, mais il avait quand même dans son studio de travail un piano droit derrière son dos, sur lequel il contrôlait les harmonies qu’il concevait dans sa tête avant de les coucher sur le papier.

Je suis très dubitatif quand j’entends des compositeurs dire qu’ils composent intégralement à la table car ils entendraient absolument tout dans leur tête sans l’aide d’un piano. J’ai tendance à douter de leur sincérité. D’autant que je me suis rendu compte en assistant à quelques répétitions de leurs œuvres où ils étaient présents qu’ils ne semblaient pas briller par leur capacité à détecter les fausses notes et les erreurs de lecture des instrumentistes… Curieusement, ce sont les mêmes qui revendiquent la complexité pour elle-même, ceux dont les harmonies sont chargées jusqu’à la saturation, ceux dont le contrepoint16 est le plus touffu.

Pour moi, que je compose pour piano ou non, la position des mains sur le clavier m’aide à trouver de bonnes idées. Mon inspiration n’est pas fulgurante, j’essaie beaucoup, je tâtonne, je fais des allers-retours, je mets longtemps avant d’être satisfait. C’est un travail de longue haleine et qui demande beaucoup de temps. Heureusement, j’ai la chance d’avoir des horaires d’enseignement peu contraignants. Cela me permet de me ménager les longues plages de travail qui me sont indispensables pour composer sans que cela se fasse au détriment de mon enseignement. En revanche, ces longues heures en solitaire passées à composer sont extrêmement fatigantes et délicates à concilier avec une vie privée.

QUESTIONS :

– La discipline et la rigueur dont parle Karol Beffa sont-elles indispensables à la création ou peuvent-elle la limiter ?

– Beffa insiste sur l’importance du piano dans son processus de création. L’outil vous semble-t-il influencer la processus créatif ? (Vous pouvez élargir à d’autres domaines artistiques)


QUESTIONS DE CONFRONTATIONS (Le corpus + Whiplash)

– En quoi ces œuvres montrent que l’exigence artistique peut à la fois être source de progrès et de souffrance ?

– En quoi Gambara, Whiplash et l’interview croisée de Villani et Beffa interrogent la relation entre maître et élève ?

1Crémone : ville de Lombardie, Italie

2Facteur d’instrument : fabriquant d’instruments

3Tierce majeure et quinte : intervalles entre deux notes, respectivement séparées par de 3 notes (et 4 demi-tons) et de 5 notes (et 7 demi-tons). Exemple de tierce majeure : do-mi ; exemple de quinte : do-sol.

4Accord et dissonances : ici en opposition ; ensemble de sons harmonieux ou non.

5Ethérée : impalpable, immatérielle.

6Cédez : référence aux paroles du morceau que joue Gil.

7Ritardando : en musique, sur la partition, signifie qu’on doit ralentir progressivement la mesure.

8Fournier 184 : Marguerite Meyer fait référence à l’interprétation d’un pianiste, Fournier, qui a joué le morceau au rythme de 184 (battements par minute, ce qui correspond à un tempo rapide voire très rapide). 144, plus loin, indique encore le tempo.

9Thème : en musique, motif central qui peut subir des variations au sein d’un morceau.

10Trait : Moment de vélocité dans une partition

11Ascète : Personne qui s’impose des exercices de pénitence, des privations. Personne qui mène une vie austère.

12Béla Bartók et Richard Strauss : compositeurs de musique.

13Shiing-Shen Chem : mathématicien Chinois du Xxème siècle

14Henri Dutilleux : compositeur français du XXème siècle

15Composer à la table : composer sur une table et non devant un piano

16Harmonie et contrepoint : termes de musique désignant des éléments structurant d’un morceau de musique

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