Emile Zola – Germinal (1885)
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d’un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
« Oh ! superbe ! » dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d’artistes par cette belle horreur.
Elles s’effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mme Hennebeau, qui s’était appuyée sur une auge. L’idée qu’il suffisait d’un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu’on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d’ordinaire, saisi là d’une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l’inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.
C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d’haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille , où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n’y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu’au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c’étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage.
Un grand cri s’éleva, domina La Marseillaise :
« Du pain ! du pain ! du pain ! »
QUESTIONS
– Comment Zola décrit-il la colère et la souffrance des mineurs ? Quels procédés littéraires utilise-t-il pour rendre cette description vivante ?
– En quoi la scène décrite peut-elle être interprétée comme une préfiguration de la révolution sociale ?
– Comment les réactions des personnages bourgeois (Lucie, Jeanne, Mme Hennebeau) reflètent-elles leur peur face à la révolte populaire ?
Pierre Bourdieu – La distinction (1979)
On pourrait, à propos des classes populaires, parler de franc-manger comme on parle de franc-parler. Le repas est placé sous le signe de l’abondance (qui n’exclut pas les restrictions et les limites) et, surtout, de la liberté : on fait des plats « élastiques », qui « abondent », comme les soupes ou les sauces, les pâtes ou les pommes de terre (presque toujours associées aux légumes) et qui, servies à la louche ou à la cuillère, évitent d’avoir à trop mesurer et compter – à l’opposé de tout ce qui se découpe, comme les rôtis. Cette impression d’abondance, qui est de règle dans les occasions extraordinaires et qui vaut toujours, dans les limites du possible, pour les hommes, dont on remplit l’assiette deux fois (privilège qui marque l’accès du garçon au statut d’homme), a souvent pour contrepartie, dans les occasions ordinaires, les restrictions que s’imposent le plus souvent les femmes en prenant une part pour deux, ou en mangeant les restes de la veille, l’accès des jeunes filles au statut de femme se marquant au fait qu’elles commencent à se priver. Il fait partie du statut d’homme de manger et de bien manger (et aussi de bien boire). […]
Au « franc-manger » populaire, la bourgeoisie oppose le souci de manger dans les formes. Les formes, ce sont d’abord des rythmes, qui impliquent des attentes, des retards, des retenues ; on n’a jamais l’air de se précipiter sur les plats, on attend que le dernier à se servir ait commencé à manger, on se sert et ressert discrètement. On mange dans l’ordre, et toute coexistence de mets que l’ordre sépare, rôti et poisson, fromage et dessert, est exclue : par exemple, avant de servir le dessert, on enlève tout ce qui reste sur la table, jusqu’à la salière, et on balaie les miettes. Cette manière d’introduire la rigueur de la règle jusque dans le quotidien (on se rase et on s’habille chaque jour dès le matin, et pas seulement pour « sortir »), d’exclure la coupure entre le chez soi et le dehors, le quotidien et l’extra-quotidien (associé, pour les classes populaires, au fait de s’endimancher) ne s’explique pas seulement par la présence au sein du monde familial et familier de ces étrangers que sont les domestiques et les invités. Elle est l’expression d’un habitus11 d’ordre, de tenue et de retenue qui ne saurait être abdiqué. À travers toutes les formes et tous les formalismes qui se trouvent imposés à l’appétit immédiat, ce qui est exigé – et inculqué –, ce n’est pas seulement une disposition à discipliner la consommation alimentaire par une mise en forme qui est aussi une censure douce, indirecte, invisible (en tout opposée à l’imposition brutale de privations) et qui est partie intégrante d’un art de vivre, le fait de manger dans les formes étant par exemple une manière de rendre hommage aux hôtes et à la maîtresse de maison, dont on respecte les soins et le travail en respectant l’ordonnance rigoureuse du repas. C’est aussi […] une manière de nier la consommation dans sa signification et sa fonction primaires, essentiellement communes, en faisant du repas une cérémonie sociale, une affirmation de tenue éthique et de raffinement esthétique.
QUESTIONS
– Quelles sont les caractéristiques du « franc-manger » populaire selon Bourdieu ? En quoi diffère-t-il des pratiques alimentaires bourgeoises ?
– Comment les formes et les rituels du repas bourgeois reflètent-ils un « habitus » de classe ?
– En quoi le repas est-il un marqueur social et culturel dans ce texte ?
Tobie Nathan, « Livraison de repas à domicile. Deliveroo du mal » (2021)
Depuis la crise sanitaire, le chiffre d’affaires des plateformes de livraison de repas est parti en roue libre. Mais ces sociétés sont peut-être à l’origine d’une nouvelle lutte des classes entre livreurs nomades précaires et clients sédentaires infantilisés.
Hérodote, sans doute le premier ethnologue , s’étonnait du comportement singulier des Égyptiens. Pour l’historien grec, ces derniers faisaient tout à l’envers, ayant adopté, « en toutes choses, des mœurs inverses de celles des autres peuples » (Histoires). Chez eux, par exemple, les femmes urinaient debout et les hommes accroupis. Ils faisaient leurs besoins dans les maisons et mangeaient dans les rues. Si Hérodote s’en étonne, c’est sans doute que les Grecs de l’Antiquité avaient l’habitude de toujours manger à la maison. C’est une habitude que nous sommes en train de prendre malgré nous, en ces temps de Covid qui ont vu les restaurants contraints de fermer et tous les citoyens assignés à résidence. À moins qu’une invention de notre hypermodernité ne nous permette de manger au restaurant tout en restant à la maison…
Avant la pandémie, on les voyait déjà, au jour finissant, un large cabas isotherme sur le dos, pédaler à perdre haleine, sauter adroitement sur les trottoirs pour éviter un feu rouge, se précipiter sur les digicodes pour livrer au plus vite un repas dans un sac en papier. Depuis la crise, c’est devenu une véritable folie ! Dans des rues presque totalement vides, passé 18 heures, on ne voit plus qu’eux, une inscription fluorescente sur leur sac – Deliveroo, Yper, UberEats, Stuart, Frichti, etc. Confinements, reconfinements et couvre-feux… les plateformes de livraison de repas à domicile ont vu leur chiffre d’affaires s’envoler. Mais, comme souvent, la modification d’une manière de vivre modifie aussi la psychologie des personnes.
Les plateformes recrutent des livreurs par milliers, à vélo pour la plupart, quelquefois en scooter. Elles exigent qu’ils adoptent un statut d’auto-entrepreneur. Étant donné que ces livreurs sont considérés comme des prestataires de service, les frais, le prix du véhicule, du casque, parfois même du sac isotherme, sont à leur charge. Ils ne bénéficient d’aucun des avantages sociaux des salariés. De plus, étant payés à la livraison qui doit s’effectuer dans les vingt minutes suivant la commande, les yeux rivés sur le smartphone qui leur distille les ordres, ils se défoncent, pédalent comme des dératés et finissent leurs journées de douze ou treize heures sur les rotules. Pourquoi se soumettent-ils à un tel traitement ? Peut-être se sentent-ils libres… libres de travailler, libres de se déplacer, alors que tous les autres sont confinés.
Qu’en est-il alors des nouveaux sédentaires malgré eux, ceux qui attendent leur repas ? Ils sont envahis des mêmes émotions que le tout jeune enfant, de trois mois, de six mois, passif, incapable de se mouvoir de manière autonome : ils clivent l’image de la mère qui vient les nourrir, bonne quand elle leur apporte la satisfaction, mauvaise lorsqu’elle les frustre. Les clients des plateformes clivent eux aussi l’image de la machine nourrissante. Idéalisée à la vue des photos de plats appétissants, lorsqu’ils passent la commande, elle devient mauvaise, persécutrice, lorsqu’elle les fait attendre. De fait, envahis de sentiments contradictoires, ils accordent à peine un regard au livreur ; quelquefois, ils lui demandent de déposer le sac à deux mètres ou à la porte de l’ascenseur.
QUESTIONS
– Comment Tobie Nathan décrit-il les conditions de travail des livreurs de plateformes ? Quels enjeux sociaux et économiques soulève-t-il ?
– En quoi la relation entre les livreurs et les clients reflète-t-elle une forme de « lutte des classes » modernisée ?
– Comment la crise sanitaire a-t-elle amplifié les inégalités dans le secteur de la livraison de repas ?
Mathieu Palain, Au pays de la bouffe (2024)
C’est un hangar coincé sous l’autoroute A4. Il fait un temps de chien. La campagne d’hiver s’ouvre dans un quart d’heure et, pour la première fois de leur histoire, les Restos vont refuser du monde. Plus de pauvres, moins de produits et des prix qui s’en-volent… Avant, les quatre cent cinquante familles qui passaient ici chaque semaine recevaient l’équivalent de six repas par personne, maintenant c’est quatre, et encore. «Je sais que c’est cruel de dire non à une maman, mais je vous demande de la rigueur. Si on veut que tout le monde sorte d’ici avec quelque chose dans son panier, on doit respecter les consignes», martèle Christine, la directrice du centre, en s’adressant aux têtes blanches qui composent ses troupes. Christine a la quarantaine, des cheveux bruns aux épaules, des chaussures de randonnée et une polaire sur un col roulé. Sa première fois ici, c’était comme tout le monde, pour se sentir utile, apporter sa pierre à l’édifice. Elle aurait pu aider ailleurs mais elle s’est dit: «Là, au moins, je sais où vont les dons.» À l’époque, elle travaillait comme chargée d’études pour une petite boîte de cosmétiques. Puis le Covid est arrivé et ça a été son tour de traverser le désert. Du chômage partiel, d’abord. Elle ne devait pas s’en faire, c’était provisoire, une question de semaines, de mois peut-être. Puis le provisoire est devenu permanent et Christine a décidé, puisqu’elle avait du temps, de s’investir deux fois plus dans la vie des Restos. Conduire le camion à l’aube pour sauver ce que les supermarchés s’apprêtent à jeter aux ordures, gérer les stocks, surveiller les dates de péremption, penser à offrir du café aux parents, des bonbons aux enfants… S’aider soi-même en aidant les autres. Christine a retrouvé du travail. Elle ne gagne pas des fortunes mais les horaires aménagés lui permettent de passer ici tous les après-midis, et c’est sans doute le principal, car il lui serait impensable d’abandonner des mamans qu’elle retrouve chaque hiver, les cernes un peu plus noires et les traits plus creusés, la honte en bandoulière. «Certaines me disent: “Si je n’avais pas mes enfants, je ne viendrais pas. Mais ça fait trois jours qu’on n’a rien mangé.”» Elle raconte ça à toute vitesse et sans me regarder, passant en revue des étagères pleines à craquer de paquets de céréales, de pots de confiture et de cassoulet en conserve.Dehors la file s’allonge sous la bruine. C’est une pluie fine et désagréable, qui finira par tout tremper comme le déluge. À deux minutes de l’ouverture des portes, un bénévole tire sa voisine par la manche.«T’as compris le nouveau système, toi?– Pas tout, non. Mais en gros, maintenant, on sélectionne.»Les filles de l’accueil vérifient les dossiers. Les gens sont-ils assez pauvres? Dit comme ça, c’est choquant, mais c’est exac-tement le but de la sélection: rembarrer ceux qui dépassent le plafond pour réserver les produits à ceux qui en ont le plus besoin. Ne croyez pas qu’il suffit de perdre son job pour prétendre à la distribution. Si vous êtes SDF et que vous touchez le RSA, par exemple, il est possible qu’on vous refuse l’accès, justement parce que vous ne payez pas de loyer. Cet argent que vous verse l’État, ces 607 euros et des brouettes, il ne vous sert qu’à ça: trouver de quoi manger.
QUESTIONS
– Quelles sont les difficultés rencontrées par les bénévoles et les bénéficiaires des Restos du Cœur dans ce texte ?
– Comment la directrice, Christine, incarne-t-elle à la fois l’engagement et les dilemmes moraux de l’aide alimentaire ?
– En quoi ce texte met-il en lumière les contradictions et les limites de l’aide sociale ?
Mathieu Lauverjat, Client mystère (2023)
C’était un dimanche de novembre à Lille, il drachait depuis midi, et à dix-neuf heures le ciel se vidait encore sans jamais faiblir. Avec ce temps-là, les gens ne sortent pas et s’affranchissent de l’obligation de cuisiner en tapotant en masse sur leurs écrans tactiles – bien pratique pour les coursiers vélo. Quand j’ai commencé à livrer, nous étions une centaine à patrouiller un cube noir vissé dans le dos. Bien sûr, la concurrence des commandes était déjà féroce sur le créneau du soir, mais si nous ne travail-lions pas dans la franche camaraderie, l’entente restait cordiale malgré les différents maillots d’écurie. Nous échangions souvent un salut furtif, une légère inclinaison de casque, parfois un coup de sonnette, un simple check au feu rouge. Réunis sous le dossard, nous étions «la Flotte». Pour moi, c’était très simple: mon téléphone bipait, je validais la commande et partais chercher la victuaille. Après quoi je chargeais le matos dans le sac, géolocalisais la destination et pédalais comme un dératé. À cette époque, si les cheeseburgers rencontraient le plus de succès, je livrais aussi beaucoup de pizzas, des wraps végé, des menus sushi ou des pad-thaï.
Donc, paresse oblige, un dimanche soir à vingt heures, c’était déjà un pic d’activité et là, vus les torrents diluviens, une grosse soirée s’annonçait potentiellement. J’avais d’ailleurs reçu une notification sur mon portable: un bonus pluviométrie avait été enclenché. En prévision, je m’étais connecté dès dix-huit heures trente. L’algorithme l’avait annoncé à nouveau pour motiver la Flotte, une forte demande était attendue. En conséquence, j’avais vérifié mes freins et lubrifié ma chaîne, ajusté ma tenue, vissé la casquette, zippé l’imperméable: tout allait bien s’enchaîner, et en flux tendu, m’étais-je rassuré au moment de partir, décidé à me dégager une bonne marge. À cette époque, le minimum garanti à sept euros cinquante de l’heure n’existait déjà plus. Je tournais sur la nouvelle tarification à la pure distance de trajet, à laquelle, ce soir-là, venait toutefois s’ajouter une variable forfaitaire «spéciale pluie». Le nez enfoui dans le GPS, j’étais bouillant pour ce premier shift en soirée. Il fallait que ça paie.
Sous l’averse, la Flotte, ainsi bien nommée, était la seule à sillonner les rues et je n’avais pas perdu de temps. J’avais bien cavalé, enchaîné les commandes sans trop forcer. Du côté de la place de la République, une nouvelle adresse tournait à plein régime depuis qu’un blog de bistronomie de la Botte avait encensé la cheffe toscane. Le dernier miracle italien de Lille s’appelait Trattoria Pepino. La salle, le dimanche, est toujours aux trois quarts vide et ne paie pas de mine, alors qu’en cambuse4la brigade est en plein coup de feu. Devant, sur le perron, la valse cycliste à destination des clients calfeutrés chez eux battait son plein. La pluie redoublait d’intensité et, sans précédent, un second bonus pluie venait d’être activé du fait des intempéries : quinze euros pour douze commandes acceptées et livrées. Je me souviens, j’étais avec Abou et Zied, on se collait sous l’auvent pour s’abriter du déluge en priant que notre numéro de tâche sorte comme un loto gagnant. Ça discutait football et mercato d’hiver pour patienter, le LOSC, en grande forme, venait de rafler le titre de champion d’automne. Zied, constamment sur ses applis de rencontres, avait matché avec une fille du côté de Fives, il nous montrait les photos de son profil et semblait tétanisé. On se marrait en l’incitant à la contacter. Sympa, Fabiola, la gérante de Trattoria Pepino, avait branché son système de calorifère pour que la Flotte ait l’illusion de sécher sous la résistance, et ses serveurs gominés abandonnaient quelques instants leur accent rital factice pour fumer leurs clopes à nos côtés.
QUESTIONS
– Comment l’auteur décrit-il les conditions de travail des livreurs à vélo ? Quels sont les enjeux liés à leur précarité ?
– En quoi le système de bonus et de rémunération des livreurs reflète-t-il une logique de performance et de précarité ?
– Comment les livreurs parviennent-ils à créer un sentiment de solidarité malgré la concurrence ?
SYNTHÈSE
Proposez une synthèse de 15 lignes où vous résumerez en quoi le repas est un révélateur des inégalités sociales, d’après les différents documents.