Maylis de Kerangal, Dans les rapides (2014)
L’un des garçons s’appelle Pierre, c’est lui le plus agité. Il feint de s’arrêter net, se penche par-dessus l’épaule de Lise, ajuste ses lunettes, lâche d’une voix qui outre l’étonnement : Blondie ? Oooh ! Z’êtes rock maintenant, les filles ? Rires légers à l’arrière-scène, des épaules bougent, des blousons s’approchent. On est ce qu’on veut, Lise lui sourit comme on lance un défi – les commissures de ses lèvres tremblent. Ça me paraît bien comme programme, il rétorque, à l’aise. C’est clair, c’en est un, Lise a relevé la tête, la cigarette tenue à l’extrême bout de ses doigts tendus à hauteur d’œil, les cheveux tirés. Fleuret moucheté, tout ce petit monde se cherche, c’est électrique. Les yeux de Pierre traînassent à nouveau sur la pochette, Blondie, ouais… ouais, j’ai préféré celui d’avant, Plastic Letters, c’est celui-là qu’il faut que vous écoutiez, les filles, il est meilleur. Pierre nous parle. Lise est rouge, farfouille au fond de son sac pour occuper ses mains, Nina écrase sa cigarette et sort un minuscule carnet sur lequel elle note en silence Plastic Letters – ce faisant, elle agace prodigieusement. Qu’est-ce qui te fait dire ça qu’il est meilleur ? C’est moi qui ai parlé. Pierre qui marchait vers le fond du bar escorté de ses acolytes pivote et revient sur ses pas, hé les filles, on se réveille ! Puis il tire une chaise et s’assied de biais à notre table – de biais seulement, mais tout de même, il s’assied – et, sacoche sur les genoux, mains qui voltigent, enchaîne vous avez écouté la 6 ? Le tube parfait calibré pour la gagne, formaté pour les radios, commercial, brillant, pro. On est sorti du garage. Heart of Glass, c’est boum punk is dead, v’là du disco, allons en boîte. Tu vois ou pas ? Il me regarde sans me voir, reprend son inspiration, poursuit Plastic Letters, c’est leur meilleur, le disque radical, sauvage, tendu comme un putsch : un groupe qui grenouille dans la dèche et les combinaisons aléatoires, se forme, monte occuper la scène, vient s’emparer du micro, à l’arrache car soudain c’est l’urgence, c’est l’instant ou jamais, Blondie est là, au bon endroit au bon moment capte cet instant. Pierre se lève soudain, nous salue en surjouant le fâcheux incrusté, s’éloigne en nous tournant le dos, trois enjambées, alors opère une dernière torsion du buste, un sourire soyeux piqué sur ses lèvres ironiques, ajoute hâbleur, sûr de lui, surplombant, non mais c’est bien, quand même, les filles, Parallel Lines, c’est même très bien, je suis content, vous irez loin ! enfin s’en va agglomérer son manteau noir aux silhouettes serrées sur les banquettes du fond, s’efface dans les fumées. […]
Les cours reprennent dans dix minutes. Nous plions bagage et filons sans même risquer un œil par-dessus notre épaule. Devant le portail du lycée, Lise s’immobilise, déclare sèchement qu’elle ne va pas en cours, je sèche, je passe à l’auditorium pour voir s’ils ont Plastic Letters. Nina écarquille les yeux, ça ne peut pas attendre ?, mais déjà Lise a tourné les talons et sa queue-de-cheval bat dans l’air tel un métronome. Nina et moi nous séparons dans les étages. La salle de classe est encore déserte. Je m’assieds au troisième rang, côté fenêtre. Bientôt d’autres élèves entrent. C’est un cours de grec. Ce type, Pierre, il me plaît. Il avait dit avec son sourire de travers « z’êtes dev’nues rock, les filles ? ». C’est drôle. T’es rock, t’es pas rock. La vie rock. Ce n’est pas gravé sur les disques, ce n’est pas imprimé dans les livres. Une épithète consubstantielle, un attribut physique comme être blonde, nerveux, hypocondriaque, debout. Rock rock rock. Le mot est gros comme un poing et rond comme un caillou. Prononcé cent fois par jour, il ne s’use pas. Dehors le ciel bouillonne, léger, changeant quand les nuages pèsent lourd, des milliers de tonnes bombent l’horizon derrière les hautes tours, suspendus. Être rock. Être ce qu’on veut. Plutôt quelque chose de très concret. Demandez le programme !
QUESTIONS :
– En quoi la construction syntaxique de cet extrait reflète-t-elle le rythme du rock et son caractère « endiablé » ?
– Dans quelle mesure la musique de Blondie permet-elle aux jeunes filles de s’affirmer ?
Joy Sorman, Du bruit (2007)
Mars 1991, j’assiste pour la première fois à un concert de NTM. 1991, l’année du bac, l’année de leur première tournée, tournée des banlieues, à l’arrache, pendant dix mois. L’album Authentik venait de sortir.
NTM ne passerait pas à Paris, ne tournait qu’en banlieue. À l’époque, il n’y avait pas de filles dans leurs concerts – trop d’embrouilles. J’ai trouvé un garçon pour m’accompagner, le cousin d’une copine, équipier le week-end au McDo de Mantes-la-Jolie, le McDrive, celui qu’on aperçoit de l’A13 quand on roule vers l’ouest. Il se trouve que NTM jouait à Mantes, on s’est donné rendez-vous au McDo à la fin de son service. Je ne l’aurais jamais su que NTM jouait à Mantes, ça ne se savait pas, ça ne se savait que sous le manteau, ça se savait au McDo du coin, il fallait être du coin. […]
Je me souviens de chaque détail de ce premier concert à Mantes-la-Jolie en mars 1991, de chaque intonation. Je me souviens de leurs flows en direct, droit au but, de leurs scansions aiguisées, de leurs mots découpés à la scie sauteuse, de leurs phrases distinctes mais inaudibles, qui sifflaient à mes oreilles, me fendaient la nuque. Je n’avais jamais entendu ça, jamais entendu ces voix qui taillent dans le vif, cette manière d’articuler sur la musique comme pris dans un éboulement, dévalant les pentes du volcan. On ne m’avait jamais parlé comme ça.
Rapper c’est préférer parler que chanter, non qu’on ait quelque chose à dire, mais le chant lisse, adoucit, arrondit les angles ; pas du tout les effets escomptés par le rap. Qui préfère le rugueux, l’âpre, nous faire mordre la poussière plutôt que nous ménager. Qui préfère l’évidence inflexible du réel – intransigeant, inévitable. Dans l’urgence on ne fuit pas, on ne chante pas, on parle, on va au plus court, au plus efficace. NTM est dans l’urgence, celle de la jeunesse qui ne dure pas, de la ville qui ne dort pas. Rapper c’est parler en mieux, c’est parler avec tous les accents, toutes les intonations, toutes les nuances, toutes les modulations de fréquence, c’est parler avec des hauts et des bas, se rompre, accélérer, décélérer, aller, venir, suspendre et replonger, c’est parler la bouche pleine, c’est épouser enfin toutes les dépressions des terrains accidentés et mouvants que nous habitons. Rapper c’est parler à ras du sol, l’oreille collée au goudron qui renvoie l’écho de ceux qui marchent, c’est parler la gueule dans la terre, c’est parler avec au fond de la gorge le temps qu’il fait. Rapper c’est avoir une très haute idée de ce que parler veut faire, peut faire ; rapper c’est ne pas se contenter de parler, c’est parler de telle sorte que la matière des mots nous ébranle bien au-delà de tout ce qu’ils veulent dire. Rapper c’est inventer parler, disloquer parler, laisser passer les bruits alentour, bouillons sonores, masse bruyante hérissée, qui nous tombe dessus comme une grêle coupante.
Rapper c’est quand l’air est d’un coup plus lourd, que quelque chose est palpable, physique, que je suis cernée, c’est parler concret – la météo, pas la psychologie.
Rappeur, super-parleur, JoeyStarr ouvre la bouche, avis de tempête.
Le rappeur enregistre et restitue vibrations, fluctuations, ondes et fréquences de la terre ferme à laquelle il est sérieusement vissé. Kool Shen en tensiomètre du monde qu’il habite (cité des Fleurs, tour Mimosa, escalier B, huitième étage, porte bleue).
Le Suprême est dans la place.
QUESTIONS :
– Relevez dans le texte tous les termes qui servent à caractériser le rap : qu’ont-ils en commun ?
– L’auteure affirme qu’à la différence de la musique rap, « le chant lisse, adoucit, arrondit les angles » : partagez-vous cette opinion ?
Pierre Bourdieu, La Distinction (1979)
S’il n’y a rien par exemple, qui, autant que les goûts en musique, permette d’affirmer sa « classe », rien par quoi on soit aussi infailliblement classé, c’est bien sûr qu’il n’est pas de pratique plus classante […] que la fréquentation du concert ou la pratique d’un instrument de musique « noble » […]. Mais c’est aussi que l’exhibition de « culture musicale » n’est pas une parade culturelle comme les autres : dans sa définition sociale, la « culture musicale » est autre chose qu’une simple somme de savoirs et d’expériences assortie de l’aptitude à discourir à leur propos. La musique est le plus spiritualiste des arts de l’esprit et l’amour de la musique est une garantie de « spiritualité ». […] Comme en témoignent les innombrables variations sur l’âme de la musique et la musique de l’âme, la musique a partie liée avec l’« intériorité » (« la musique intérieure ») la plus « profonde » et il n’y a de concerts que spirituels… Être « insensible à la musique » représente sans doute pour un monde bourgeois qui pense son rapport avec le peuple sur le mode des rapports entre l’âme et le corps, comme une forme spécialement inavouable de grossièreté matérialiste. Mais ce n’est pas tout. La musique est l’art « pur » par excellence : elle ne dit rien et n’a rien à dire ; n’ayant jamais vraiment de fonction expressive, elle s’oppose au théâtre qui, même dans ses formes les plus épurées, reste porteur d’un message social et qui ne peut « passer » que sur la base d’un accord immédiat et profond avec les valeurs et les attentes du public. Le théâtre divise et se divise : l’opposition entre le théâtre rive droite et le théâtre rive gauche, entre le théâtre bourgeois et le théâtre d’avant-garde, est inséparablement esthétique et politique. Rien de tel en musique (si on laisse de côté quelques rares exceptions récentes) : la musique représente la forme la plus radicale, la plus absolue de la dénégation du monde et spécialement du monde social […].
QUESTIONS :
– Dans ce texte, Pierre Bourdieu affirme que les goûts musicaux obéissent à des choix « distinctifs » (d’où le titre de son ouvrage) : l’art et la culture agiraient ainsi comme des facteurs de distinction, c’est-à-dire de différenciation sociale (le fait d’écouter la musique classique étant un signe d’appartenance à la bourgeoisie, par exemple). Cette appréciation vous paraît-elle toujours fondée ?
– Selon Pierre Bourdieu, la musique « ne dit rien et n’a rien à dire ». Trouvez deux arguments et deux exemples en faveur de cette thèse, puis deux arguments et deux exemples pour la réfuter.
Guillaume Fraissard, « A partir de 27 ans, un mal sournois vous guette : la paralysie musicale », LeMonde, 2018
Lecteurs qui venez de franchir le cap des 27 ans, gare à vous ! Un mal sournois vous guette, tapis dans l’ombre de votre discothèque ou dans le fil de vos oreillettes… Son nom : la « paralysie musicale ». Une atteinte qui, si vous n’y faites pas attention, laissera vos goûts en matière de musique figés pour les décennies suivantes au risque de ne pas apprécier à leur juste valeur les Drake, Beyoncé et autres U2 du futur.
En France, cette « paralysie » serait particulièrement opérante dans les trois mois passés le vingt-septième anniversaire. Elle est plus tardive en Allemagne (31 ans) et au Royaume-Uni (30 ans et six mois) mais plus précoce au Brésil (23 ans et deux mois).
Nulle revue de médecine à l’origine de ces données mais une étude commandée par la plate-forme d’écoute de musique en ligne Deezer et dévoilée le 26 juin. D’où il ressort que parmi les 5 000 personnes interrogées, 65 % se sentent « figés dans une ornière musicale, écoutant seulement des morceaux qu’ils connaissent déjà ». Bref, les clients parfaits pour alimenter les tournées nostalgiques de leurs idoles de jeunesse et assurer le train de vie des vieilles gloires en mal de nouveautés mais jamais avares de rééditions.
En février, le New York Times s’était également penché sur le sujet et en était arrivé à la conclusion que les hits sortis entre nos 13 ans et nos 14 ans, dans cette période où les émotions devant un morceau ou un groupe peuvent être si puissantes, avaient une influence majeure sur nos préférences musicales une fois devenus adultes.
Le travail, les enfants et « l’hyperchoix »
Toujours selon Deezer, l’Allemagne et la France partagent des caractéristiques communes en matière de consommation de musique : l’âge du « pic musical », une période où l’envie de découverte atteint son climax, y est plus tardif (26 ans et 27 ans) que dans d’autres pays. Ce qui serait a contrario plutôt une bonne nouvelle pour l’éclectisme de nos goûts. Autre motif d’espoir sur le chemin de la guérison, 60 % des sondés espèrent « élargir leur répertoire musical ».
Parmi les causes invoquées pour expliquer cette frilosité envers la nouveauté et l’envie de fouler des espaces musicaux inconnus : le travail, trop prenant, les enfants – même motif –, et une trop grande profusion de titres disponibles à l’écoute. Cet hyperchoix, loin d’être vu comme une chance, apparaît comme un facteur paralysant, un frein au moment où il faut choisir entre la 10 000e écoute du tube de nos années collège ou lycée et, au hasard, le nouveau Jul.
Et c’est là que la Commission européenne entre en jeu. Non par compassion pour tous les « paralysés musicaux » de France et d’ailleurs – elle a d’autres sujets plus brûlants à régler –, mais pour s’intéresser justement à la difficulté des plates-formes musicales, et plus spécialement la première d’entre elles, Spotify, à exposer au public toute la richesse de leur offre. Soit plus de 35 millions de titres en streaming pour l’entreprise suédoise.
Dans un rapport mis en ligne en mai, le Joint Research Center (JRC), le service scientifique de la Commission, a prêté une oreille très attentive à deux des principales playlists de Spotify. La première « Hits du moment », fédérait au moment de l’étude 18,5 millions d’abonnés dans le monde ; la seconde « New music friday », propose une cinquantaine de nouveaux titres chaque semaine, pays par pays. L’étude décortique ainsi l’influence de ces sélections très populaires sur le succès d’un artiste ou d’une chanson et montre en creux qu’elles ne sont pas forcément le meilleur remède pour inciter leurs utilisateurs à enrichir leurs goûts.
Le grief n’est pas nouveau. Depuis l’émergence du streaming et la mainmise de trois acteurs principaux (Spotify, Apple et Deezer) sur ce type d’écoute, de nombreuses voix se sont déjà élevées, aussi bien pour dénoncer la faiblesse de la rémunération des artistes que le manque de promotion de la diversité musicale.
Chemins de traverse
Sur ce dernier point, Spotify et ses rivaux essuient les mêmes reproches que les stations FM, accusées de faire tourner toujours les mêmes chansons, partant du principe – souvent avéré – qu’un auditeur plongé dans l’inconnu file vers d’autres ondes chercher un son plus familier.
Dans ses conclusions, l’étude de la Commission souligne ainsi que la playlist « Hits du moment » favorise les chansons issues des grands labels discographiques et ceux des artistes américains. Au passage, on comprend que les groupes et les chanteurs croisent les doigts pour y voir figurer leur production : aux Etats-Unis, la présence sur cette liste de « tubes » augmente le nombre d’écoutes de 20 millions, ce qui peut rapporter entre 116 000 et 163 000 dollars (soit entre 99 000 et 140 000 euros)… Le constat est plus nuancé pour la playlist des nouveautés du vendredi puisque, selon le JCR, cette dernière « accroît fortement les probabilités de succès » d’une chanson, y compris pour les nouveaux artistes.
« Paralysie musicale » d’un côté ; forte concentration autour de quelques dizaines de titres de l’autre : le débat sur les relations de cause à effet entre ces deux tropismes ne date pas d’hier. Certes, rien ne remplacera jamais la curiosité pour choisir de prendre ou non les chemins de traverse.
Mais ce que nous dit l’étude sur Spotify, c’est que l’importance majeure prise par les sélections d’une plate-forme de streaming, qu’elles soient réalisées par des algorithmes ou par des humains, pose de nombreuses questions sur la façon dont nos choix d’écoute peuvent être orientés, façonnés. Un appel à ne pas rester paralysé devant cette toute-puissance.
QUESTIONS
– En quoi les algorithmes des plateformes de streaming influencent-ils les comportements des consommateurs de musique ? Peut-on établir un parallèle avec l’impact des recommandations algorithmiques dans d’autres secteurs du commerce et du marketing ?
– Si la “paralysie musicale” empêche les consommateurs de découvrir de nouveaux artistes, comment une entreprise comme Spotify pourrait-elle ajuster sa stratégie pour concilier satisfaction client et diversité musicale ?
– Les playlists influencent fortement la consommation musicale et donc le succès commercial des artistes. Quels sont les enjeux économiques et stratégiques pour les plateformes et les maisons de disques ? Peut-on comparer cette dynamique à celle des stratégies de mise en avant des produits en magasin ou sur un site e-commerce ?
QUESTIONS COMMUNES :
– En quoi les textes 1 et 2 explorent-ils la musique comme un moyen d’affirmation identitaire et sociale ?
– Comment les textes 2 et 3 abordent-ils la musique comme un art engagé et porteur de sens ?
– Comment les trois premiers textes illustrent-ils le rôle de la musique dans la construction de l’identité individuelle et collective, tout en reflétant des tensions sociales et culturelles ?