Manger demain

René Barjavel, Ravage (1943)

François mangea de bon appétit. Fils de paysan, il préférait les nourritures naturelles, mais comment vivre à Paris sans s’habituer à la viande chimique, aux légumes industriels ?

L’humanité ne cultivait presque plus rien en terre. Légumes, céréales, fleurs, tout cela poussait à l’usine, dans les bacs.

Les végétaux trouvaient là, dans de l’eau additionnée des produits chimiques nécessaires, une nourriture bien plus riche et plus facile à assimiler que celle dispensée chichement par la marâtre Nature. Des ondes et des lumières de couleurs et d’intensité calculées, des atmosphères conditionnées accéléraient la croissance des plantes et permettaient d’obtenir, à l’abri des intempéries saisonnières, des récoltes continues, du premier janvier au trente et un décembre.

L’élevage, cette horreur, avait également disparu. Élever, chérir des bêtes pour les livrer ensuite au couteau du boucher, c’étaient bien là des mœurs dignes des barbares du XXe siècle. Le « bétail » n’existait plus. La viande était « cultivée » sous la direction de chimistes spécialistes et selon les méthodes, mises au point et industrialisées, du génial précurseur Carrel, dont l’immortel cœur de poulet vivait encore au Musée de la Société protectrice des animaux. Le produit de cette fabrication était une viande parfaite, tendre, sans tendons, ni peaux, ni graisses, et d’une grande variété de goûts. Non seulement l’industrie offrait au consommateur des viandes au goût de bœuf, de veau, de chevreuil, de faisan, de pigeon, de chardonneret, d’antilope, de girafe, de pied d’éléphant, d’ours, de chamois, de lapin, d’oie, de poulet, de lion et de mille autres variétés, servies en tranches épaisses et saignantes à souhait, mais encore des firmes spécialisées, à l’avant-garde de la gastronomie , produisaient des viandes extraordinaires qui, cuites à l’eau ou grillées, sans autre addition qu’une pincée de sel, rappelaient par leur saveur et leur fumet les préparations les plus fameuses de la cuisine traditionnelle, depuis le simple bœuf miroton jusqu’au civet de lièvre à la royale.

QUESTIONS :

– Montrez quels progrès technologiques permettent de nourrir les citadins.

– Quelle critique implicite l’auteur fait-il de cette société futuriste à travers la description de la production de viande « cultivée » ?


Agustina Bazterrica, Cadavre exquis (2019)

Lui, il souscrit à une théorie dont certains voulurent parler publiquement, mais qui furent pour cela réduits au silence. Un grand zoologiste qui écrivait dans ses articles que le virus n’était qu’une invention eut un regrettable accident. Lui aussi il pense que cette maladie n’est qu’une mise en scène pour endiguer la surpopulation. Depuis qu’il est en âge de se le rappeler, on parle de pénurie des ressources naturelles. Il se souvient d’émeutes en Chine, où les gens s’entre-tuaient à force d’être entassés ; mais aujourd’hui plus aucun média n’aborde cela sous cet angle. S’il y en avait bien un qui l’avait prévenu que le monde allait exploser, c’était son père : « La planète peut claquer à tout moment. Tu verras, fiston : soit elle éclatera, soit on mourra tous de je ne sais quelle épidémie. Regarde en Chine, s’ils s’entre-tuent c’est parce qu’ils sont trop nombreux. Ça ne tient plus. Et ici ? Ici, il y a encore de la place, mais on va bientôt se retrouver sans eau, sans nourriture, sans air. Tout fout le camp. » Il regardait alors son père avec une certaine pitié, parce qu’il pensait que c’étaient des propos de vieux ; mais aujourd’hui, il sait qu’il avait raison.

La purge apporta néanmoins quelques points positifs : réduction de la population et de la pauvreté, viande à nouveau disponible. Les prix étaient élevés, mais le marché grandissait à un rythme accéléré. Il y eut d’importantes manifestations, des grèves de la faim, des plaintes déposées par les organisations de défense des droits de l’homme, mais au même moment apparurent aussi des articles, des études et des informations qui influencèrent l’opinion publique. De prestigieuses universités affirmèrent que les protéines animales étaient nécessaires pour vivre, des médecins confirmèrent que les protéines végétales ne comportaient pas tous les acides aminés essentiels, des experts assurèrent que les émissions de gaz à effet de serre avaient certes diminué, mais que la malnutrition avait augmenté, et des revues allèrent même jusqu’à parler du côté obscur des végétaux. Les foyers de protestation s’affaiblirent peu à peu et la presse relaya de nouveaux cas de décès dus au virus animal.

La chaleur continue de l’étouffer. Il sort nu sur la coursive. L’air ne circule pas. Il s’allonge dans le hamac et essaie de dormir. Il se repasse en boucle la même publicité. Une belle femme tirée à quatre épingles sert le dîner à son mari et ses trois enfants. Elle regarde la caméra en disant : « Je donne à ma famille de la nourriture spéciale : la viande de toujours, mais en encore meilleure ! » La famille sourit et mange. Le gouvernement, son gouvernement, a décidé de donner un nouveau nom au produit. La viande humaine s’appelle désormais « viande spéciale ». Elle a cessé d’être seulement de la viande pour devenir « bavette spéciale », « côtelette spéciale », « rognon spécial ».

QUESTIONS :

– Comment les pouvoirs publics ont-ils réussi à convaincre la population de manger de la viande humaine ? Quelle critique peut être faite sur la manipulation par le langage ?


Pauline Moullot, « Agriculture et alimentation : comment mangera-t-on en 2050 ? » (2022)

Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, notre système alimentaire devra se transformer. Des chercheurs ont élaboré plusieurs scénarios, allant d’un mode de consommation « frugal » à un monde où l’hyperconsommation continue de dominer, mais est compensée par des « technologies vertes ».

Produire plus mais mieux, local mais à moindre coût, pour une population en augmentation croissante, confrontée à des problèmes d’obésité et d’insécurité alimentaire en hausse. La liste des paradoxes auxquels notre système alimentaire est confronté est longue. D’un côté la production mondiale va devoir doubler pour nourrir 9,7 milliards d’habitants d’ici 2050, de l’autre une transformation vers un système plus durable et respectueux de l’environnement devient indispensable alors que les crises se multiplient et que le dérèglement climatique s’accélère. En France, de nombreuses personnes ont basculé dans la précarité alimentaire depuis le premier confinement.

Pizza ultratransformée livrée par drone

Dans le même temps, se nourrir est un enjeu majeur de la transition écologique alors qu’un quart de l’empreinte carbone des ménages est lié à leur alimentation. Pourtant, la transformation de nos régimes peine à s’amorcer. Selon Santé publique France, nos comportements ont peu évolué depuis 2006. Alors que les acteurs de l’agroalimentaire ont profité du Salon international de l’alimentation la semaine dernière pour vanter les dernières innovations de l’industrie en parlant de leur « responsabilité sociale », Libé s’interroge sur ce que sera l’alimentation du futur : frichti1 maison de légumineuses ou pizza ultratransformée livrée par drone ?

Gaspillage, surconsommation de protéines, conséquences de nos modes d’agriculture sur la planète… La communauté scientifique est unanime pour affirmer que des changements radicaux sont nécessaires. Et possibles. Pour les Nations unies, il est clair que « nous pouvons augmenter la production agricole de façon durable ». En 2020, un rapport sénatorial appelait à aller vers « plus de sobriété et de végétalisation » dans notre alimentation. Concrètement, « il faudrait s’orienter vers un régime plus végétalisé, avec moins de gaspillage, plus de bio, plus de fruits et légumes de saison et en évitant autant que possible des aliments qui viennent du bout du monde, résume Michel Duru, directeur de recherches et actuellement chargé de mission à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Actuellement, nous importons cinq millions d’hectares de nourriture ». De fait, les Français consomment aujourd’hui trop de calories. « Les problèmes d’obésité sont en augmentation. On pourrait presque diviser par deux notre consommation de produits animaux sans avoir aucun risque de carence en protéines et sans manger plus de légumineuses. Cette seule action réduira significativement l’empreinte carbone de notre assiette », constate Carine Barbier, ingénieure de recherche au CNRS.

« Vers des régimes sains et vertueux »

Plusieurs instituts ont donc planché sur nos repas de 2050. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), qui a établi plusieurs scénarios permettant d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, s’est notamment penchée sur le volet alimentation. Trois leviers ont été mis en évidence pour aller vers une alimentation plus respectueuse de la planète. Premièrement, « jouer sur les régimes alimentaires, en allant vers des régimes plus sains et plus vertueux pour l’environnement pour être gagnant-gagnant sur les enjeux de santé et d’environnement, détaille Sarah Martin, en charge du volet alimentation de la prospective de l’Ademe. On joue à la fois sur les quantités consommées et la répartition des apports des produits végétaux et animaux ». Deuxièmement, aller vers des productions agricoles à plus bas intrants2, « bio, agroécologiques et plus ancrées dans les territoires, en faisant également évoluer la transformation ». Et enfin, « diviser par deux les pertes et gaspillages ».

QUESTIONS :

Quels sont les principaux défis et paradoxes auxquels notre système alimentaire est confronté pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 ?

– Quelles solutions concrètes propose le texte pour transformer nos régimes alimentaires et réduire l’empreinte carbone de notre alimentation ?


Estérelle Payany, La Cuisine des beaux restes (2021)

Chaque année, dix millions de tonnes de nourriture par an sont jetées, soit 29 kilos par personne. Bien sûr, tout ne se joue pas uniquement dans notre cuisine : c’est 18 % de la production alimentaire destinée à la consommation humaine qui finirait à la poubelle3, le gâchis concernant tous les maillons de la production, du champ à l’usine en passant par le supermarché ou le marché. Pour finir par nous, jetant à la poubelle les feuilles de salade oubliées au fond du bac à légumes… Un gâchis économique, environnemental et social contre lequel nous pouvons tous faire quelque chose.

Bonne nouvelle : nous avons donc l’occasion de changer les choses trois fois par jour, à chaque fois que nous préparons nos repas, et lorsque nous faisons nos courses ! C’est avant tout une question de point de vue : il n’appartient qu’à nous de considérer nos restes alimentaires comme des trésors au lieu de déchets.

Nos placards et nos frigos sont pleins de trésors inexploités. Pourquoi jeter les tiges de chou-fleur alors qu’elles sont délicieuses sautées ? Et ce pain un peu sec, pourquoi ne pas le transformer en chapelure dorée pour faire croustiller des pâtes ? Mettre de côté ces aliments, c’est se priver d’ingrédients simples, goûteux et économiques. Arrêtons de nourrir nos poubelles !

QUESTIONS :

Quels constats et quelles solutions Estérelle Payany expose-t‑elle en ce qui concerne le gaspillage alimentaire ?


Question 1 : documents 1 et 3

Après avoir identifié les pistes envisagées pour adapter notre alimentation dans l’article de Pauline Moullot, vous vous demanderez si les modes de production et consommation du roman de René Barjavel suivent ces conseils.

Question 2 : documents 1, 2 et 3

En quoi ces trois documents nous mettent en garde contre les potentielles dérives alimentaires ?

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