Marie Charrel, «Kebabs, burgers, tacos: ce que l’explosion des fast-foods dit de la France » (2023)
La surreprésentation de la restauration rapide dans certains secteurs illustre les mutations urbaines, les inégalités de revenus, mais aussi les opportunités de créations d’entreprises dans les quartiers populaires.Au cœur du forum parisien des Halles, d’immenses donuts se dressent sur une façade blanche, accompagnés de slogans humoristiques, comme celui-ci: «Macaron, démission!» […] Le 6 décembre, la chaîne américaine Krispy Kreme ouvrira ici son premier point de vente en France. Tout un symbole.«Ce sera le temple du donut, sur 550 mètres carrés», s’enorgueillit Alexandre Maizoué, directeur général de la filiale française. Celle-ci n’a pas choisi les Halles par hasard: «C’est un lieu d’hyperflux où convergent travailleurs, étudiants et touristes: idéal pour la restauration rapide.» De fait, les grandes enseignes américaines, McDonald’s, Burger King ou encore KFC, sont toutes présentes dans le quartier […].
» Lieux de sociabilité, épicentre des nouvelles habitudes alimentaires, les fast-foods sont un laboratoire idéal pour étudier nos modes de vie et ce qui se passe dans nos villes depuis quarante ans», observe Luc Gwiazdzinski, géographe et spécialiste de l’espace urbain à l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse.De fait, la restauration rapide est entrée dans les mœurs tricolores depuis l’arrivée du premier McDo, en 1972. «Parce que nous sommes toujours plus pressés et ne rentrons plus chez nous pour déjeuner», résume Éric Birlouez, sociologue de la restauration. Tout en soulignant que du poke bowl aux pizzas en passant par les tacos et les onigiris, l’offre de ces enseignes est de plus en plus diversifiée. Et loin de se résumer à la malbouffe.
«Une place importante dans l’offre alimentaire»[…]
La base de données Sirene, de l’Insee, montre que leur nombre dépasse désormais celui des restaurants traditionnels dans beaucoup de villes, comme Marseille ou Nantes. Mais aussi, dans certains quartiers du nord de Paris, de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, où les revenus médians sont peu élevés.«En Île-de-France, les quartiers prioritaires de la politique de la ville sont ceux où les fast-foods occupent une place importante dans l’offre alimentaire», explique Capucine Frouin, docteure en urbanisme de l’université Paris-Est Créteil, qui travaille sur ces questions. Ce n’est pas tout, ajoute-t-elle: «Les commerces de fruits et légumes frais y sont aussi moins nombreux, l’environne-ment alimentaire y est moins favorable à la santé.» […]
Or, l’obésité est près de deux fois plus fréquente au sein des ménages les plus modestes (18% chez les ouvriers et employés) que parmi les plus aisés (10% chez les cadres supérieurs), rappelle l’Observatoire des inégalités. Bien sûr, celle-ci est le fruit de facteurs complexes, à commencer par la sédentarité et l’excès d’aliments ultratransformés. «Mais les fast-foods y contribuent aussi: certains proposent des repas d’une grande pauvreté nutritionnelle qui, consommés plus d’une fois par semaine, favorisent l’apparition de maladies cardio-vasculaires», explique Ghislain Grodard-Humbert, président de l’Association française des diététiciens nutritionnistes.
Petits budgets
En outre, la surreprésentation de kebabs ou burgers (en parti-culier ceux tenus par des indépendants) dans certains quartiers et centres-villes est parfois désignée comme le symptôme de leur paupérisation. «C’est plus complexe que cela: elle illustre aussi les errements de nos choix d’aménagements commerciaux et d’urbanisme», explique Pierre Raffard, géographe spécialiste de l’alimentation.À l’exemple des zones commerciales périurbaines qui siphonnent les boutiques traditionnelles de certains centres-villes, où seuls les fast-foods, accessibles aux petits budgets, tiennent le coup. Ou des commerces peu à peu partis des grands ensembles de banlieue parisienne où ils étaient à l’origine inclus. […] Restent alors les petites épiceries, bars-tabacs multiservices, boutiques de téléphonie et fast-foods.Il faut dire que ces derniers sont aussi l’une des options les plus simples pour créer une entreprise dans les quartiers populaires. «On y trouve une créativité incroyable, souvent sous les radars», souligne Mathieu Cornieti, d’Impact Partners, un fonds qui accompagne ces entrepreneurs. Et loin de se résumer aux seuls kebabs.
O’Tacos, maître du genre[…] «Je rêvais de monter un salon de thé, mais la restauration rapide était à la fois plus facile et plus adaptée à la clientèle que je ciblais», témoigne Maria Niakate. Wings & Chills, qu’elle a créé en 2020, compte aujourd’hui deux restaurants, à Montreuil (Seine-Saint-Denis) et à Paris. […]Son succès tient en partie à la communauté qu’elle a fédérée sur TikTok, où elle poste régulièrement des vidéos. En la matière, les maîtres du genre sont les créateurs d’O’Tacos, lancé en 2007 près de Grenoble, dans l’Isère. «J’étais plaquiste dans le bâtiment, personne ne croyait en nous», raconte Patrick Pelonero, l’un des cofondateurs. La chaîne (350 restaurants aujourd’hui) a connu un succès fulgurant en touchant les influenceurs sur les réseaux sociaux. Et en assumant le côté ultra-calorique de ses tacos fourrés de frites et fromage, décriés par les nutritionnistes. «Et alors? soupire Patrick Pelonero. Nous sommes la success story française d’un fast-food né en banlieue, et nous en sommes fiers.»
QUESTIONS
- Pourquoi les fast food sont un laboratoire idéal pour étudier nos modes de vie ?
- Pour quelles raisons on peut dire que les fast food en espace urbain sont moins favorables pour la santé ?
- Comment expliquer le succès de la restauration rapide ?
Le culte du « bien-manger » LeMonde, Octobre 2011
Même lorsqu’on est français, il y a de quoi être impressionné par l’espace qu’occupe désormais la cuisine dans la société contemporaine. Les considérations alimentaires, au sens large, sont devenues centrales. L’important, ce n’est pas seulement la technique : la sélection des ingrédients réclame une compétence égale. Alors, à intervalle régulier, les médias se transforment en marché bio et les télévisions en livres de cuisine pour célébrer le « bien-manger ». Le chef n’est plus le gentil gardien un peu replet d’un savoir-faire, mais un créateur. Longiligne, de préférence. Un grand témoin auquel on demande de s’exprimer sur des sujets de société. Dans la vie quotidienne, la question « que cuisinez-vous ? » est devenue un sésame pour créer du lien social. Chacun aura forcément une histoire – son histoire – à raconter.
Derrière un tel engouement se dessine une vision quasi prométhéenne de la cuisine. Cette activité est parée d’un nombre croissant de vertus, et pas des moindres. Elle évoque la notion de plaisir, de bien-être et de santé. Elle renvoie aussi à des considérations patrimoniales (le terroir), environnementales (le bio), sociales (le partage d’un repas) ou éducatives (transmettre tout cela à ses enfants). « L’alimentation peut changer le monde », affirmait crânement le « New York Times », début octobre.
Cette véritable passion, dont de nombreux indices suggèrent le caractère multigénérationnel, constitue sans nul doute une réaction aux excès de l’ère du tout-industriel des décennies passées. Préparer soi-même des filets de rougets grillés à la tapenade serait une revanche sur les croquettes de poisson surgelé de son enfance. Il s’agit aussi d’une réaction à la mondialisation. Une réaction complexe, d’ailleurs, puisque la volonté de préserver les traditions et d’honorer les produits locaux cohabite sans mal avec une appétence tout aussi marquée pour les cuisines exotiques. Enfin, comment ne pas y voir l’avènement d’une valeur-refuge dans un contexte de crise ?
Noble loisir, la cuisine est vécue comme un levier propre à l’épanouissement individuel et à l’expression de soi dans l’espace privé. Pas facile, par les temps qui courent, d’avouer sa totale incompétence – ou, pire, son désintérêt – pour l’art de préparer un magret de canard. Même lorsque l’on est un homme. Dans une large mesure, le culte du bien-manger apparaît également lié à la volonté de maîtriser ses choix alimentaires. « Autant le savoir : compte tenu du vieillissement tendanciel de la population et de l’impact des maladies cardio-vasculaires et dégénératives, cette poussée de la médicalisation de la nourriture n’en est qu’à ses débuts », prévient Jean-Pierre Poulain, professeur à l’université de Toulouse-II et auteur de Sociologie de l’obésité (PUF, 2009). Vieux comme le monde, le principe du « je suis ce que je mange » n’a peut-être jamais été aussi prégnant. Un lointain écho à la magie alimentaire des premières civilisations.
L’obsession moderne du « c’est moi qui l’ai fait » accompagne, voire accélère, quelques mutations déjà à l’oeuvre. Il n’est pas neutre que ce phénomène ait émergé alors qu’était fortement contestée l’hégémonie française sur la gastronomie mondiale. Trop élitistes et pas assez versés dans la technologie, nos chefs étoilés ont été débordés à l’aube des années 2000 par la cuisine moléculaire, pourtant née en France, et les philtres de Ferran Adria. Même si cette page se tourne, le « repas gastronomique français », malgré son intronisation en grande pompe au sein du patrimoine mondial de l’Unesco, ne retrouvera pas tout son lustre de sitôt.
Par ailleurs, force est de constater que la reconnaissance de l’art culinaire comme une pratique à haute valeur ajoutée sociale et symbolique s’insère dans une série d’injonctions paradoxales. Deux discours coexistent. L’un vante le plaisir de cuisiner et flatte la gourmandise, l’autre multiplie les mises en garde diététiques, s’inquiète de la montée de l’obésité et relaie des peurs alimentaires sans cesse renouvelées. » Cette tension est à l’origine d’une dramatisation rampante dans notre rapport à l’alimentation « , estime Jean-Pierre Poulain.
L’enthousiasme de la gastro-mania, en effet, ne suffit pas toujours à dissimuler le revers de la médaille. Outre que le « bien-manger » est une éthique que tout le monde ne peut pas s’offrir au quotidien, il faut sans doute relativiser l’ampleur de la conversion de la gent masculine à la passion des fourneaux. Toutes les études suggèrent que les hommes vivant en couple sortent les casseroles le week-end pour pratiquer un loisir. Le reste de la semaine, c’est une autre affaire. « Derrière ce culte de la cuisine, on peut aussi entrevoir une forme implicite de culpabilisation des femmes qui s’en tiennent aux micro-ondes et à la purée en flocons. Eplucher des légumes bio ? Il y a peut-être mieux à faire, non ? », proteste Alice Renondeau, 54 ans. Cette enseignante dit « ne plus supporter les émissions spécialisées et leur esprit de compétition. Elles transforment les cuisines en camps disciplinaires et les salles à manger en champs de bataille où les convives notent sans concession les prestations de leur hôte »._
QUESTIONS :
- Quels sont les facteurs sociaux et culturels qui expliquent l’engouement contemporain pour la cuisine ?
- En quoi le culte du bien-manger est-il porteur d’injonction contradictoires ?
- Comment la pratique de la cuisine est-elle liée à des questions d’identité et de statut social ?
Rabelais, Pantagruel, 1532
Certain jour, vers le matin, qu’on voulait le faire téter une de ses vaches (car il n’eut jamais d’autres nourrices à ce que dit l’histoire), il défit un de ses bras des liens qui le retenaient au berceau et prit ladite vache par-dessous le jarret, et lui mangea les deux tétins et la moitié du ventre, avec le foie et les rognons ; et l’eût toute dévorée, n’eût été qu’elle criait horriblement comme si les loups la tenaient aux jambes, auquel cri tout le monde arriva et on enleva ladite vache à Pantagruel. Mais ils ne surent si bien faire que le jarret ne lui demeurât comme il le tenait, et le mangeait très bien, comme vous feriez d’une saucisse, et quand on voulut lui ôter l’os, il l’avala bientôt comme un cormoran un petit poisson, et après il commença à dire « Bon, bon, bon », car il ne savait encore bien parler : voulant donner à entendre qu’il l’avait trouvé fort bon ; et qu’il n’en fallait plus qu’autant. Ce que voyant ceux qui le servaient le lièrent avec de gros câbles comme sont ceux que l’on fait à Tain pour le voyage du sel à Lyon ; ou comme sont ceux du grand navire français qui est au port de Grâce, en Normandie. Mais une fois que s’échappa un grand ours que son père nourrissait, et lui venait lécher le visage, car les nourrices ne lui avaient bien à point torché les babines, il se défit desdits câbles aussi facilement que Samson d’entre les mains des Philistins, et vous prit Monsieur de l’Ours, et le mit en pièces comme un poulet, et vous en fit une bonne gorge chaude pour ce repas. Gargantua craignant qu’il ne se fît mal, fit faire quatre grosses chaînes de fer pour le lier, et placer des arcs-boutants à son berceau. […] Mais voici ce qu’il arriva un jour de grande fête que son père donnait à tous les princes de sa cour. Tous les officiers étaient tellement occupés du festin, que l’on ne se souciait nullement du pauvre Pantagruel, et demeurait ainsi à reculorum. Que fit-il ? ce qu’il fit, mes bonnes gens ? Écoutez. Il essaya de rompre les chaînes du berceau avec les bras, mais il ne put, car elles étaient trop fortes. […] En ce point, il entra dans la salle où l’on banquetait, si hardiment qu’il épouvanta l’assistance : mais, comme il avait les bras liés à l’intérieur, il ne pouvait rien prendre à manger : mais à grande peine s’inclinait pour prendre quelque lippée avec la langue.
QUESTIONS :
- En quoi la dimension comique permet-elle de révéler la force de l’appétit ? Vous pourrez notamment observer le comique de mots, de geste, de situation, ainsi que l’exagération et le ton burlesque qui transforment les expériences culinaires de Pantagruel en scène héroïque.
Malka, Mangeuses (2023)
Dans la mythologie, la littérature, le cinéma, les hommes mangent, dévorent, gloutonnent. Ils musclent leur fraternité autour de grandes bouffes, de banquets. Les femmes ? Elles ne mangent pas. Aucun roman ni aucun film célèbre ne les réunit autour de tablées. La sororité s’émiette à chaque siècle en conseils et astuces pour briller aux fourneaux, rester « appétissantes » et, surtout… ne pas manger.
Il y a, dans un coin de notre tête, Ève croquant une pomme qui se retrouve condamnée, en une bouchée, à servir le désir masculin. Et de l’autre, le souvenir universel d’une grand-mère aux bras ouverts distribuant les litres d’amour dont regorge sa soupière. Faire à manger ou se faire manger. Le choix « à la carte » n’est pas varié pour accomplir sa féminité. Dans les deux cas, la femme est un corps-objet, source ou instrument du plaisir de l’autre. Manger ? Ce n’est pas au programme. Sauf, bien sûr, si cela reste discret et ne laisse aucune trace sur le corps. Toute femme qui aurait l’audace de déborder, même un peu, sera sanctionnée. On lui demandera de ne pas se donner en spectacle, de manger en cachette ou – encore mieux – de s’affamer. Les seins, découvrez-les ! Rendez-les appétissants comme deux belles pommes. Mais cachez ce ventre que l’on ne saurait voir.
Pourtant, depuis plusieurs décennies, la société s’inquiète. Médias et médecins tirent la sonnette d’alarme. On diagnostique des épidémies d’anorexie et de boulimie chez les adolescentes. Comment les rapports sociaux de genre contribuent-ils à fabriquer ces troubles, à détraquer les femmes dans leur rapport à l’appétit ? Le diktat de la minceur, sous sa forme ultramédiatique récente, suffit-il à tout expliquer ? Que disent les femmes à travers leur façon, parfois excessive, de manger ou de se priver ?
QUESTIONS :
Comment la société empêche-t-elle les femmes d’être de « bonnes mangeuses » ?