Michel Serres, Musique, 2011
Des millions d’oiseaux
Étape étonnée dans l’hémisphère Sud. Pendant que, de la Pangée vers l’Équateur, remontaient lentement les fragments que les géographes, plus tard, nommèrent Océanie, certains genres de vivants l’emportèrent, ici et là, dans ce que la pensée vile appelle lutte pour la vie. En Nouvelle-Calédonie dominèrent les reptiles, les marsupiaux en Australie et en Nouvelle-Zélande les oiseaux; ici, pas de mammifères. De l’énorme moa au plus petit colibri, aigrette, bruant, pétrel ou fou, des milliers d’espèces empennées, d’un chromatisme multicolore, éblouissant et subtil, y entamèrent, y firent croître, modulèrent intemporellement, le plus prodigieux des concerts, dont nul, sur la planète Terre, n’entendit jamais l’harmonique et disparate mosaïque, le vrai nom de la Musique. Polyphoniques, enchanteresses, des millions d’années passèrent, sous la trépidation volumineuse de cet orchestration innombrable. Le malheur voulut qu’un jour assez récent, des marins débarquassent sur cet archipel désert et s’y missent à détruire, une à une, ces espèces volatiles, délicieuses à manger comme à écouter, dont les pattes, innocentes et naïves, se posaient sur leurs épaules et leurs mains, et qui se laissaient ainsi tuer par ces brutes essorillées. Magnifique, l’harmonie s’appauvrit vite. Comme dans la célèbre partition de Haydn, basson, cor anglais, alto, violoncelle, hautbois- … quittèrent la scène, tour à tour, jusqu’à ne laisser que deux violons solos.
Symphonie bouleversante des Adieux. Modèle réduit des surdités humaines. De cet Éden aux millions de voix millionnaires, nous n’entendrons jamais plus les récitals mosaïques, l’autre nom de la Musique.
Nous avons dû communiquer d’abord par mélopées, inflexions et courbes mélodiques, danses et vocalises en volutes mimant gestes et situations. Les sociétés tenaient ensemble par ces orchestres, occupaient l’étendue alentour, agissaient, prévoyaient, se souvenaient par ces partitions qui, sans quitter les corps, suffisaient à la survie. Avant l’adoption, contingente, non nécessaire et somme toute récente, du langage articulé, ces pré musiques durèrent, peut-être, des millions d’années.
QUESTIONS :
– Comment l’auteur décrit-il la place des oiseaux dans l’écosystème de la Nouvelle-Zélande avant l’arrivée des humains ?
– Quel rôle jouent les humains dans la disparition de cette harmonie musicale naturelle ?
– Quel lien l’auteur établit-il entre la musique et la communication des premiers humains ?
Philippe Grimbert, Psychanalyse de la chanson, 1996
Nous avons constaté, en suivant dans leurs expériences les chercheurs, que l’enfant in utero percevait de l’intérieur et de l’extérieur des stimuli sonores qui ne lui parvenaient que dans leur aspect rythmique ou mélodique. Si l’on ne craignait de faire un mauvais jeu de mots il serait tentant de dire que les perceptions du fœtus dans le ventre de sa mère pourraient s’inscrire sur une «portée» ! Les battements du cœur maternel, les différents bruits du corps soutenant la mélodie des voix parentales réduites à leur pure intonation, tout ceci nous donne l’idée d’un environnement sonore de type musical qui berce l’enfant à venir.
Plus précisément nous pouvons dire qu’avant sa naissance les circuits de la parole, qui, nous l’avons vu, ont déjà saisi l’enfant à venir dans leur rets, lui parviennent atténués, physiologiquement comme symboliquement, sous la forme de leur seule mélodie. Murmure lointain de l’ordre symbolique, cette mélodie chargée de sens rythme l’existence du fœtus et fait fonction de premier temps dans l’inscription de celui-ci sous l’ordre des signifiants. Le second temps, celui qui suit sa naissance, voit l’enfant soumis directement aux stimulations verbales de son environnement, son existence davantage incarnée et tangible l’exposant un peu plus encore à l’influence du verbe. Sa physionomie, ses réactions induisent chez les parents de nouveaux comportements, une nouvelle adresse à l’enfant de leur désir. Cette forme de relation différente se trouve, dès lors, autant marquée par le Symbolique que par l’Imaginaire, cette dernière dimension ayant eu une place prépondérante lorsque les parents « imaginaient » l’enfant de leur désir en lui prêtant, avant même sa naissance, des traits et des comportements correspondant à leurs souhaits, ceci selon une identification en miroir.
Les discours qui sont alors adressés au nouveau-né, s’il n’en saisit pas toujours le sens, ne sont plus filtrés mais trouvent leur place sur la mélodie, déposant leurs mots en mesure sur les notes de la portée : l’environnement, qui jusque-là fredonnait, lui chante maintenant à pleine voix sa chanson. Sur la mélodie d’avant la venue au monde des mots se sont harmonieusement inscrits qui vont poursuivre leur ouvrage, la naissance d’un sujet. […]
Intimement liées à l’apparition du langage, les berceuses et les comptines qui ont accompagné nos premiers pas dans ces moments de tendre intimité existent assurément depuis la nuit des temps, et nous partageons sans doute notre plus ancien souvenir music avec les premiers représentants de l’humanité. Lorsqu’une mère tient son enfant sur ses genoux ou fa doucement tanguer le berceau, dans le moment qui suit la tétée, avant l’endormissement ou pour calmer un chagrin, c’est tout naturellement que lui reviennent au lèvres les chansons du temps passé. Chez l’adulte devenu parent, ce sont ces berceuses qui font retour dans le moment idéal de communion avec l’enfant, ces mélodies qui ont accompagné les élans de tendresse, ou apaisé les moments de détresse qu’il a éprouvés a cours de sa propre enfance.
QUESTIONS
– Quel rôle joue l’environnement sonore in utero dans le développement du fœtus ?
– Comment évolue la perception des sons après la naissance ?
– Pourquoi les berceuses et comptines sont-elles si importantes dans la relation parent-enfant ?
– Comment la musique peut-elle influencer l’apprentissage du langage et des émotions chez l’enfant ?