Jack London, Un morceau de bifteck (1909)
Il éprouva de nouveau une sensation de faim non satisfaite.
« Bon sang ! Ce que je mangerais volontiers un morceau de bifteck ! murmura-t-il avec un juron étouffé et en serrant ses poings énormes.
– J’ai essayé chez Burke et chez Sawley, dit sa femme en manière d’excuse.
– Et ils n’ont pas voulu te faire crédit ?
– Pas d’un centime », a déclaré Burke.
Elle hésita.
« Continue. Qu’a-t-il dit ?
– Il m’a dit qu’à son avis Sandel te battrait ce soir, et que nous lui devions déjà une somme rondelette. »
Tom King grogna, mais ne répondit point. Il songeait à un certain bull-terrier1 que dans sa jeunesse il avait nourri de biftecks pendant un temps considérable. En ce temps-là, Burke lui aurait fait crédit pour un millier de biftecks. Mais les temps étaient changés. Tom King devenait vieux ; et les vieux boxeurs, qui font assaut dans les clubs de second ordre, ne peuvent s’attendre à de gros crédits de la part des commerçants.
Il s’était éveillé ce matin-là avec le désir d’un morceau de bifteck, et ce désir persistait. Il n’avait pu s’entraîner comme il faut pour le combat actuel. La sécheresse régnait cette année en Australie ; par ces temps durs, le travail, même le plus irrégulier, était difficile à dénicher. Il ne pouvait se payer un entraîneur, et sa nourriture n’était pas toujours fameuse ni suffisante. Il avait pu trouver pendant quelques jours une place de manœuvre, et le matin de bonne heure il faisait au pas gymnastique le tour du Domaine pour se mettre les jambes en forme. Mais il est malaisé de s’entraîner tout seul, et d’avoir une femme et deux mioches à nourrir.
Son crédit chez les fournisseurs ne s’améliora guère quand on apprit qu’il aurait Sandel pour adversaire. Le secrétaire du Club de la Gaîté lui avait avancé trois livres – le dédommagement du perdant – et pas un penny de plus. De temps à autre, il avait pu emprunter quelques shillings à de vieux camarades qui lui auraient volontiers avancé davantage, mais eux-mêmes souffraient de la gêne occasionnée par le chômage dû à la sécheresse. Non – et inutile de se dorer la pilule – son entraînement n’avait pas été suffisant. Il lui aurait fallu une meilleure nourriture et moins de soucis. En outre, il est plus ardu de se mettre en forme à quarante ans qu’à vingt.
« Quelle heure est-il, Lizzie ? » demanda-t-il.
Sa femme traversa le vestibule pour aller s’en informer, et revint.
« Huit heures moins le quart.
– Le premier assaut va commencer dans quelques minutes, dit-il, un simple match d’essai. Puis viendra un assaut en quatre reprises entre Dealer Wells et Gridley, suivi d’un autre en dix reprises entre Starlight et un matelot. Mon tour n’arrivera que dans une bonne heure. »
Au bout de dix autres minutes de silence, il se leva.
« Le fait est, Lizzie, que je n’ai pas eu l’entraînement qu’il faudrait. »
Il mit son chapeau et marcha vers la porte. Il ne lui demanda pas de l’embrasser – il ne le faisait jamais en s’en allant – mais ce soir elle prit l’initiative, lui jetant ses bras autour du cou et l’obligeant à se pencher vers elle. Elle semblait toute menue à côté de ce colosse.
« Bonne chance, Tom ! fit-elle. Fais-lui son affaire, il le faut.
– Oui, il faut que je lui fasse son affaire, répéta-t-il. Voilà tout. Il faut que je lui règle son compte. »
Il éclata d’un rire forcé, tandis qu’elle se serrait contre lui. Par-dessus ses épaules, il parcourut du regard la chambre nue. Voilà tout ce qu’il possédait au monde, avec le loyer en retard, sa femme et les gosses à nourrir. Il quittait tout cela pour aller, dans la nuit, chercher la pâture pour la femelle et les petits, non pas comme un travailleur moderne se rendant à sa besogne mécanique, mais à la façon antique et primitive8, à la mode royale et animale, en se battant pour la conquérir.
Questions :
Quelles sont les conséquences (familiales, sociales, physiologiques , professionnelles…) de la sous-nutrition ?
En quoi les difficultés de Tom mettent en évidence les inégalités économiques et sociales ?
Comment la littérature peut-elle refléter les défis sociaux et économiques d’une époque ?
Mathilde Gérard, « Une nouvelle normalité : la faim dans le monde se maintient à un niveau très élevé » (2023)
Selon les Nations unies, 9,2 % de la population mondiale souffre de faim chronique, bien plus qu’avant la pandémie de Covid-19. Si des progrès ont été enregistrés en Asie et en Amérique latine, la situation se dégrade fortement au Moyen-Orient, dans les Caraïbes et en Afrique.
Les indicateurs sont toujours dans le rouge, mais le tableau de la faim dans le monde est contrasté. Après six années de hausse continue, la faim et l’insécurité alimentaire n’ont pas augmenté au niveau mondial en 2022, mais restent à un niveau très élevé, bien supérieur à celui qui prévalait avant la pandémie de Covid-19, selon le rapport des Nations unies sur la sécurité alimentaire mondiale, publié mercredi 12 juillet. En 2022, 9,2 % de la population mondiale (735 millions de personnes) a souffert de faim chronique, c’est-à-dire de ne pas avoir accès à une alimentation suffisante pour mener une vie active (contre 7,9 % en 2019). L’insécurité alimentaire, une notion plus large qui désigne le fait de ne pouvoir bénéficier de façon régulière d’une alimentation adéquate (réduction des portions, sauts de repas, alimentation déséquilibrée…), touche, elle, 2,4 milliards d’individus, soit 29,6 % de la population.
Cette évaluation, cosignée par cinq agences – l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), le Programme alimentaire mondial, le Fonds international pour le développement agricole, l’Organisation mondiale de la santé et l’Unicef –, fait figure de thermomètre très scruté de l’état de développement de la planète. Il met en évidence un renforcement des déséquilibres : si des progrès ont été enregistrés en Asie et en Amérique latine, d’autres régions voient leur situation se dégrader fortement, comme au Moyen-Orient, dans les Caraïbes et, surtout, en Afrique. Le continent africain subit une aggravation de la malnutrition dans toutes ses sous-régions. Un Africain sur cinq ne mange pas à sa faim et 61 % des habitants souffrent d’insécurité alimentaire modérée ou sévère.
« Il est choquant que la faim augmente en Afrique depuis dix ans d’affilée », s’insurge Million Belay, coordinateur de l’Alliance pour la souveraineté alimentaire en Afrique et membre du Panel d’experts internationaux pour des systèmes alimentaires durables (IPES-Food), qui pointe l’endettement comme cause majeure de l’insécurité alimentaire sur le continent, et le modèle productif mis en place. « Les exportations de cultures de rente [coton, cacao…] ont été privilégiées sur les cultures vivrières pour les communautés. Les pays africains ont été rendus particulièrement vulnérables aux effets économiques de la pandémie de Covid, de la guerre en Ukraine et du dérèglement climatique. » […]
Les ONG regrettent que la réponse politique à la crise alimentaire ne s’attaque pas suffisamment aux causes structurelles de la faim : endettement des pays en développement, manque de capacités de production locales, inégalités sociales… En 2022, les initiatives publiques et privées se sont multipliées en réponse à la guerre en Ukraine, mais de façon désordonnée, tandis que la principale instance multilatérale de réponse aux crises alimentaires, le Comité pour la sécurité alimentaire (CSA), sous l’égide des Nations unies, est affaiblie de toutes parts. Malgré la progression de la faim depuis six ans, le CSA n’a guère su faire entendre de voix politique forte ces dernières années.
Questions :
Quels sont les principaux facteurs ayant conduit à l’aggravation de la faim dans certaines régions du monde depuis la pandémie de Covid-19 ?
Comment les ONG évaluent-elles la réponse politique face à la crise alimentaire mondiale ?
Delphine de Vigan, Jours sans faim (2001)
Cela s’est fait progressivement. Elle essaie de situer le début de la maladie, elle cherche. Elle dit ma maladie, ce mot étrange et lourd, jusque-là réservé à sa mère. Elle ne dit pas encore mon anorexie, ça crisse dans les oreilles. À dix-sept ans, elle voulait gommer les rondeurs de son adolescence, elle rêvait d’avoir les joues creuses pour se donner l’air un peu plus fatale. Quand l’été s’est annoncé, comme toutes les filles de son âge, elle a commencé un régime pour pouvoir dandiner des fesses en maillot sur la plage. Pendant une semaine, avec Tad, elles ont mangé du poulet grillé et des légumes verts. Elles ont couru dans l’appartement autour de la table basse, à petites foulées. Ça finissait toujours par un fou rire sur la moquette. Au bout de quelques jours, elles ont craqué. Elles sont descendues acheter un sandwich dégoulinant de mayonnaise, des frites avec du ketchup, et des éclairs pour le dessert.
Si elle y réfléchit, ça a commencé plus tard, en fait, ça n’avait rien à voir avec les magazines. Elle se souvient du dégoût. Elle a éliminé la viande rouge d’abord, et puis toutes les viandes, les volailles et les cochonnailles, et puis toutes les protéines animales, les œufs et le fromage. Plus tard, elle a supprimé toute forme de matière grasse. Le sucre aussi. Elle se sentait de mieux en mieux, plus légère, plus pure aussi. Elle devenait plus forte que la faim, plus forte que le besoin. Plus elle maigrissait, plus elle recherchait cette sensation pour mieux la dominer. À ce prix seulement elle parvenait à une forme de soulagement, d’apaisement. Mais il fallait s’affamer toujours un peu plus pour retrouver ce sentiment de puissance, dans un enchaînement qu’elle savait toxicomaniaque, supprimer par paliers, réduire encore le nombre de calories absorbées. Elle mesurait son indépendance, sa non-dépendance. Maigrir était une conséquence, dans le miroir, la preuve tangible de sa puissance, de sa souffrance aussi. Elle regardait l’aiguille de la balance aspirée vers la gauche, pliant chaque jour un peu plus sous le poids de sa volonté. Elle faisait peur. Dans la rue on se retournait sur elle. On se levait quand elle entrait dans le métro. On s’écartait pour la laisser s’asseoir. On ne se privait pas de commentaires. T’as vu les jambes de la fille ? Eh ! Auschwitz c’est fini, t’es pas au courant ? Ma voisine avait un cancer, c’était pareil. Si jeune, quelle misère… À voix haute les insultes, à voix basse la compassion.
Questions :
Comment l’auteur décrit-il les origines et les déclencheurs de l’anorexie chez la protagoniste, et en quoi ces éléments diffèrent-ils des stéréotypes souvent associés à cette maladie ?
Comment les réactions sociales à l’état physique de la protagoniste, décrites dans le texte, illustrent-elles les jugements contradictoires mêlant mépris, curiosité et compassion face à l’anorexie ?