PREMIÈRE PARTIE : NOURRITURE ET DIPLOMATIE
La gastronomie au service de la diplomatie, Ouest France, juillet 2023
« De nos jours, la cuisine fait l’objet d’une promotion par les États, au même titre que le tourisme, la culture ou l’enseignement supérieur. La France est évidemment en bonne position, car elle possède l’image du pays de la haute gastronomie. »
La diplomatie est aujourd’hui moins au service du secret que de l’image et de l’attractivité des États. On assiste à une évolution vers la diplomatie d’influence ou la diplomatie de la puissance douce (soft power en anglais). La gastronomie se trouve en bonne place pour assurer la puissance des États. Le phénomène n’est pas totalement inédit. À l’entrevue du camp du Drap d’Or, près de Calais, le roi François Ier insistait pour faire bonne chère avec son homologue anglais Henri VIII, afin d’affirmer son pouvoir. L’issue fut un échec, mais peu importe. Talleyrand, ministre des Affaires étrangères sous Napoléon puis Louis XVIII, aimait aussi à dire que le meilleur ami du diplomate était son cuisinier.
De nos jours, la cuisine fait l’objet d’une promotion par les États, au même titre que le tourisme, la culture ou l’enseignement supérieur. La France est évidemment en bonne position, car elle possède l’image du pays de la haute gastronomie. Ce n’est pas uniquement un avantage, car la réputation du très haut de gamme s’accompagne de celle de l’élitisme. Une des tâches de la diplomatie est précisément de prouver que la cuisine française est accessible à tous. Pour ce faire, la France est le seul pays du monde à posséder un « ambassadeur pour la gastronomie », tâche confiée à l’ancien chef de l’Élysée, Guillaume Gomez. Les efforts des restaurateurs français installés à l’étranger jouent aussi un rôle crucial. Au Japon, le Breton Bertrand Larcher a réussi à donner au public une image décontractée de la bonne cuisine française grâce au succès de ses crêperies.
La journée du « Goût de France »
Les diplomaties sont en concurrence dans la promotion de leur modèle de cuisine. Elles le font par l’intermédiaire de campagnes de promotion et d’événements culinaires. En France, les ambassadeurs reçoivent chaque année des convives lors de la journée du « Goût de France ». La Thaïlande a développé, dès 2002, le programme « Global Thaï » destiné à promouvoir la cuisine thaïlandaise dans le monde. L’Italie s’est servie, en 2017, du classement de la pizza napolitaine au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco pour promouvoir sa tradition culinaire. Comme pour les vins, une concurrence croissante des gastronomies existe dans le monde. L’humour est parfois au rendez-vous des comparaisons. Tel Américain aime ainsi à dire « qu’un bon restaurant italien est aux États-Unis un restaurant français en beaucoup moins cher ! » Derrière la diplomatie de la gastronomie se profile, bien entendu, la question de l’économie et des emplois. Une étudiante de Sciences Po, Mona-Lisa Isnard, rappelle dans un mémoire de master consacré à la « gastrodiplomatie » que le secteur agroalimentaire représente, en France, 200 milliards d’euros annuels de chiffre d’affaires. L’avenir se situe aussi dans la promotion mondiale des cuisines respectueuses de l’environnement et de la santé.
Le temps où la gastronomie était avant tout le moyen pour les souverains d’amadouer les autres souverains par le faste est révolu. Elle est aujourd’hui un outil d’influence qui met en lien les diplomaties avec les sociétés des pays. Les classes moyennes, en croissance en Asie par exemple, manifestent une curiosité croissante pour les cuisines étrangères. Ceci n’est pas une raison pour oublier que le phénomène de la malnutrition persiste, y compris en Europe. Une diplomatie de la gastronomie doit s’accompagner d’une diplomatie de l’alimentation.
QUESTIONS
- Comment la gastronomie est-elle utilisée aujourd’hui comme un outil de diplomatie d’influence ou de « soft power » par les États ?
- En quoi la fonction de la gastronomie dans la diplomatie a-t-elle évolué entre les périodes historiques (ex. François Ier) et contemporaines ? Quels nouveaux défis ou opportunités cette évolution soulève-t-elle ?
- Quels liens existent entre la promotion de la gastronomie et les enjeux économiques, environnementaux, et sociaux ? Comment ces aspects pourraient-ils influencer l’avenir de la gastrodiplomatie
« Ces grands repas qui ont fait l’histoire », Jean-Christophe Buisson, 2016
Dans quelle mesure la somptuosité des repas de mariage de Henri IV et Marie de Médicis (17 décembre 1600) ou entre Napoléon Ier et Marie-Louise d’Autriche (2 avril 1810) auguraient-ils de leur réussite matrimoniale? De quelle manière Talleyrand a-t-il inauguré l’ère de «la diplomatie des casseroles»? Comment un restaurant chic parisien a-t-il pu proposer un jour à ses clients un menu composé de «consommé d’éléphant, chameau rôti à l’anglaise, civet de kangourou et terrine d’antilope aux truffes»? Le service du «dîner de la Détente» à Paris entre Khrouchtchev et de Gaulle en 1960 était-il «à la française» ou à «la russe»? Quels enjeux se cachaient derrière les soupers gastronomiques entre dirigeants français et iranien avant la chute du Shah? La reine Elisabeth avait-elle des exigences particulières quand Jacques Chirac la convia à l’Elysée en 2004 pour célébrer les cent ans de l’Entente cordiale?
(…)
Au premier service figurent dix grandes entrées, douze terrines, douze oilles, douze relevés des oilles, quatre petites oilles devant le roi, quarante-huit entrées et quatre relevés de petites oilles devant le roi. A la grande variété d’oilles (au vermicelle, à la bonne femme, au coulis de perdrix, au coulis de marrons, au coulis de racines, aux croûtons, en brunoise), succèdent les relevés des oilles (jambon, dindon, faisans, poules), puis les entrées parmi lesquelles des ballotins de foie gras, de petits pigeons aux truffes entières, des pâtés à la béchamel, de petites bécasses à la monglas, des filets d’oiseaux de rivière, des pigeons, des faisans à la chambord, à la chantilly ou à la périgueux, des perdreaux, du dindon gras à la choisy ou encore des tendrons de veau glacés à la chicorée. Le second service comprend quatre-vingt-deux entremets salés et sucrés (jambon, galantine, œufs au jus de veau, buissons d’écrevisses, huîtres au gratin, truffes, crèmes au chocolat, une crème au caramel jaspée, profiteroles, gâteau de Savoie, tartes à la chantilly), vingt-quatre plats de viandes rôties essentiellement constitués de volailles et de gibier à plumes (canards, poules, gelinottes, pigeons, bécassines, poussins) et vingt-quatre salades.
8-10 février 1747 Louis XV reçoit la nouvelle dauphine
Le souper organisé le 8 février 1747 est particulièrement important pour l’histoire des relations extérieures de la France puisqu’il est donné pour l’arrivée à la cour de la nouvelle dauphine de France, Marie-Josèphe de Saxe, fille de Frédéric-Auguste II de Saxe, électeur de Saxe, mais également roi de Pologne sous le nom d’Auguste III.
1er et 2 avril 1810, Napoléon épouse Marie-Louise d’Autriche
Le mariage autrichien célébré au début du mois d’avril 1810 marque une étape importante dans l’évolution politique du premier Empire. Il contribue en effet à l’enracinement de la monarchie dans le pays, tout en nouant une alliance dynastique avec l’une des maisons les plus importantes d’Europe, au détriment de l’accord avec la Russie qui prévalait depuis 1807. Les cérémonies du mariage, y compris les dîners impériaux qu’elles comprennent, doivent montrer au monde le rayonnement et la magnificence de l’Empire français.
Noël 1870, quand Paris mourait de faim
La capitale française est assiégée par les armées prussiennes depuis 99 jours alors qu’une partie du pays a été conquise dès l’été (en haut à droite, des soldats du 36e Régiment d’infanterie durant la bataille de Frœschwiller-Wœrth). Tandis que les autorités publiques se sont envolées vers la Touraine (dont certains, comme Léon Gambetta, ministre de la Guerre, en ballon), les habitants survivent tant bien que mal aux bombardements incessants des canons Krupp disposés autour de la ville. Bâtie sur ordre de Thiers en 1840, la ceinture de fortifications qui entoure Paris tient encore bon, mais pour combien de temps? Pénurie et privations sont le lot quotidien des habitants. Les réserves ont été englouties. Le beurre coûte 28 francs la livre, une malheureuse feuille de chou 15 centimes et un porc peut se vendre jusqu’à 2000 francs! D’étranges expériences gastronomiques se font jour, et certains animaux du Jardin d’Acclimatation finissent dans les assiettes des clients du Café Voisin, rue Saint-Honoré (menu «atypique» du 25 décembre, ci-contre)…
QUESTIONS :
En quoi la somptuosité des repas mentionnés dans le texte (par exemple, lors du mariage de Napoléon Ier ou du souper de Louis XV) servait-elle à affirmer le rayonnement et la puissance politique de la France ?
Comment la gastronomie a-t-elle été influencée par les contextes historiques difficiles, comme le siège de Paris en 1870 ? Que révèlent ces adaptations sur la résilience et la créativité des Parisiens de l’époque ?
Quels liens peut-on établir entre les dîners diplomatiques évoqués (par exemple, le « dîner de la Détente » ou les repas avec des dirigeants iraniens) et les enjeux politiques ou diplomatiques de leur époque ?
La diplomatie culinaire, “ce n’est pas de la tarte” Courrier International, Décembre 2024
Tout est bon pour convaincre, surtout un bon repas. C’est le postulat de la diplomatie culinaire – ou “gastrodiplomatie” –, qui consiste à utiliser les divers repas officiels pour entretenir, voire améliorer, les relations interétatiques. Car “un somptueux gueuleton peut contribuer à apaiser des relations diplomatiques houleuses ou à faire passer la pilule d’un sale coup politique”. Mais, tout comme la diplomatie conventionnelle, “l’art du dîner diplomatique, ce n’est pas de la tarte”. Le média bruxellois revient sur quelques-uns de ces incidents gastrodiplomatiques.
“Salade russe” à l’Otan
En juin 2022, une simple salade “suscite un tollé” lors d’un sommet de l’OTAN à Madrid. En effet, le plat dénommé “salade russe” – qui se compose de pommes de terre froides, d’œufs durs, de petits pois, de carottes et de mayonnaise – servi par les hôtes espagnols “fait tiquer un certain nombre de convives”, quelques mois seulement après l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine. La maladresse est vite réparée, et, le lendemain, le plat“est rebaptisé ‘salade traditionnelle’ sur le menu”, bien qu’il “ait apparemment rencontré un franc succès [la veille]”.
Jacques Chirac et la “mauvaise” cuisine britannique
Président de la République de 1995 à 2007, Jacques Chirac était connu pour son franc-parler, y compris avec ses homologues internationaux. Lors d’une réunion à Kaliningrad, en Russie, en 2005, le chef d’État, qui avait depuis longtemps “affiché ouvertement son aversion pour la gastronomie britannique”, glisse à Vladimir Poutine et à l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder qu’“on ne peut pas faire confiance à des gens qui ont une cuisine aussi mauvaise”. Le tout devant le Premier ministre britannique de l’époque, Tony Blair. Plus tard, Jacques Chirac aura également essayé de faire un trait d’humour sur la cuisine anglaise. « Ah la cuisine anglaise… Au début, on croit que c’est de la merde et ensuite, on regrette que ça n’en soit pas »
George H. W. Bush et le poisson cru
Il n’y a jamais de bon moment pour rendre gorge. Mais le faire devant 135 diplomates fait sûrement partie des pires. C’est ce qu’y est arrivé à l’ancien président américain George H. W. Bush en 1992, lors d’une réception officielle au Japon. “Invité à dîner chez le Premier ministre, il tourne de l’œil et vomit dans le giron de son hôte, Kiichi Miyazawa, entre le deuxième et le troisième plat”, raconte Ketrin Jochecova pour Politico. Le tout devant les caméras. Suite à cet incident sans conséquence diplomatique, “les Japonais ont inventé un nouveau mot pour désigner le fait de vomir : bushusuru, littéralement ‘se la jouer à la Bush’”.
Le vin iranien de François Hollande
Les Français sont attachés à leurs vignobles, et l’ancien président François Hollande est “lui-même un grand amateur de vin”. Mais, lors d’une visite du président iranien de l’époque, Hassan Rohani, en janvier 2016, l’actuel député du Parti socialiste fut contraint d’annuler le déjeuner prévu à l’Élysée, car son homologue “exigeait de la viande halal et un repas sans alcool par respect des pratiques religieuses de son pays”. Impossible pour le chef d’État français de concevoir un déjeuner sans alcool. Celui-ci suggéra alors d’“organiser plutôt un petit-déjeuner, mais les Iraniens refusèrent, estimant que cette solution manquait de prestige”. Heureusement sans conséquences pour les négociations.
QUESTIONS :
En quoi les choix alimentaires lors de repas officiels reflètent-ils des sensibilités culturelles et politiques spécifiques ? Quels exemples du texte illustrent cette idée ?
Quels incidents mentionnés dans le texte montrent que les repas diplomatiques peuvent entraîner des tensions ou des malentendus ? Comment ces situations ont-elles été gérées ?
Comment le texte met-il en lumière l’importance symbolique des repas dans la diplomatie ? Selon vous, pourquoi ces moments partagés autour d’une table ont-ils un tel pouvoir dans les relations interétatiques ?
DEUXIÈME PARTIE : LA NOURRITURE COMME COMBAT POLITIQUE ?
La grève de la faim, un mode de protestation ancien, controversé mais respecté, Le Figaro, 2018
FOCUS – Le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov refuse de s’alimenter depuis plus de 100 jours. Son abnégation renvoie à plusieurs exemples emblématiques de grévistes de la faim qui ont marqué l’histoire avec ce mode de protestation, très associé au milieu carcéral bien que les causes et les issues diffèrent. Après 100 jours de grève de la faim, le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov refuse toujours de s’alimenter. «Sa décision est politique, ce n’est pas une démarche suicidaire», interpellent les signataires d’une tribune parue dans Le Monde mardi. Cette affirmation résume les enjeux et questions soulevés par ce mode de protestation, qui pousse une personne à mettre en danger son propre corps.
Oleg Sentsov demande la libération de «tous les prisonniers politiques» ukrainiens retenus en Russie, un mot d’ordre qui peut sembler inatteignable. «C’est souvent un des reproches faits aux grévistes de la faim», analyse Johanna Siméant-Germanos, professeure de science politique à l’ENS et auteure d’un ouvrage sur le sujet. Cependant, les rapports de force induits par une grève de la faim permettent parfois une négociation. Vladimir Poutine, cible du réalisateur, n’a cependant envoyé aucun signal en ce sens. «On a affaire à une mobilisation internationale autour d’un engagement très fort» qui se fait «à la première personne», analyse néanmoins la chercheuse. «C’est clairement, quelle que soit son issue, une grève qui fera date et qui, à elle seule, aura beaucoup fait dans la mise en cause des pratiques du régime russe et de Vladimir Poutine».
Avec cette mise en péril de sa vie, Oleg Sentsov s’ajoute à une longue liste de grèves de la faim ayant marqué l’histoire, aux issues variables.
Les sufragettes popularisent la méthode
Entre 1909 et 1913 au Royaume-Uni, plusieurs militantes sufragettes incarcérées décident de cesser de s’alimenter pour protester contre leur emprisonnement. Nombre de ces militantes, qui militent pour le droit de vote des femmes, choisissent de suivre l’exemple de Marion Wallace Dunlop, incarcérée pour avoir collé un extrait du Bill of rights sur les murs du parlement britannique. Elle fut relâchée après trois jours de grève de la faim. Face à la multiplication de ces refus de s’alimenter, les autorités ont opté pour l’alimentation de force, suscitant un intense débat. Le phénomène a poussé le gouvernement britannique à adopter en 1913 le texte de loi dit du «chat et de la souris» (Mouse and cat Act): les militantes emprisonnées sont relâchées après quelques jours de grève de la faim, et de nouveau incarcérées quelques jours plus tard.
Ces initiatives du début du XXe siècle contribuent à populariser ce mode de mobilisation, dont on recensait des exemples dès le Moyen-Âge, et l’associent également au monde de la prison. «La grève de la faim est très liée au milieu carcéral», note Johanna Siméant-Germanos. «Ne pas manger la nourriture qu’on vous donne, c’est l’un des rares gestes possibles. Cette protestation constitue l’un des rares outils auxquels des prisonniers peuvent avoir recours.»
Gandhi, l’influence religieuse
Gandhi était un adepte du jeûne. En 1932, alors que le défenseur de la «résistance passive» est emprisonné, il cesse de s’alimenter. Il s’oppose à la décision du gouvernement britannique de faire reposer le système électoral indien sur les castes. Après six jours, il interrompt son jeûne, le gouvernement britannique ayant accepté de revenir partiellement sur sa décision. Le militant pacifiste réutilisera cette méthode de protestation à plusieurs reprises. «Même si l’on a appelé cela des jeûnes, certains étaient illimités et liés à des revendications, ce qui les assimile à une grève de la faim», fait valoir Johanna Siméant-Germanos. La spécialiste y voit l’une des illustrations du lien de ce mode de protestation avec la religion. «Il y a un certain prestige associé au jeûne dans beaucoup de religions», pointe-t-elle.
Les membres de l’IRA, jusqu’à la mort
L’exemple ressort invariablement lorsque l’on évoque les grèves de la faim. En 1981 à la prison de Maze, en Irlande du Nord, des prisonniers membres de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise, réclament de meilleures conditions de détention et notamment un droit de visite et de correspondance. Parmi eux figure Bobby Sands, dont le nom est l’un des plus emblématiques de l’ère Margaret Thatcher. Après de précédentes mobilisations de prisonniers, il décide de faire pression sur les autorités en refusant de s’alimenter dès mars 1981. Chaque semaine, un nouveau prisonnier se joint à la grève, rappelle la BBC, accroissant la pression sur le gouvernement. Celui-ci reste pourtant inflexible. Après 66 jours sans s’alimenter, Bobby Sands meurt le 5 mai. Neuf autres prisonniers décéderont également au cours des semaines suivantes. Le mouvement s’interrompt en octobre
Comment expliquer cette intransigeance jusqu’à en mourir? Pour Johanna Siméant-Germanos, on aurait tort de voir dans la grève de la faim l’outil de «personnes désespérées» et prêtes à mourir dès le départ. «La grève de la faim s’inscrit dans le temps, elle ouvre donc la possibilité d’une discussion, d’une négociation. C’est en cela qu’elle n’est pas un suicide», analyse la chercheuse, qui souligne que les grévistes de la faim «sont généralement dans une logique stratégique» au départ. «Ensuite, on peut parfois observer une perte de lucidité avec l’affaiblissement physique.» L’exemple de l’IRA illustre également le fait que ce mode de protestation n’est pas réservé à des personnes non-violentes. Les exemples de membres de groupes accusés de terrorisme y ayant eu recours sont nombreux. «D’abord parce qu’une fois emprisonnés, ils sont souvent maltraités en raison des actes dont ils sont accusés», analyse la chercheuse. Elle évoque sur ce point les cas de nutrition forcée particulièrement violente appliquée à des membres de la RAF, la «bande à Baader», dont plusieurs membres sont morts à l’issue de grèves de la faim contre leurs conditions de détention, dans les années 1970 et 1980. «Par ailleurs, quel autre moyen existe que la grève de la faim, en prison, lorsqu’on ne peut plus avoir recours à la violence?» Sinon contre soi-même, donc.
Le modèle Cesar Chavez en Amérique du Sud
Le nom de ce syndicaliste américain d’origine mexicaine est moins connu que celui de Bobby Sands, mais son influence est importante sur le continent américain. L’ancien président des États-Unis Barack Obama, qui lui doit son slogan de campagne «Yes We Can», lui a d’ailleurs dédié une journée de souvenir, en 2014, marquée par un jour férié dans l’État de Californie. En 1988, cet ouvrier agricole a cessé de manger pendant 36 jours pour protester contre l’usage de pesticides et leurs effets sur la santé des agriculteurs. Avant cela, celui qui revendiquait la dimension spirituelle de ces jeûnes avait déjà mené deux autres grèves de la faim: en 1968 pour sensibiliser sur les conditions de travail exécrables des travailleurs agricoles mexicains, et en 1972 contre une loi en Arizona empêchant les grèves pendant la période des moissons. «Chavez a repopularisé le recours à la grève de la faim», explique Johanna Siméant-Germanos. Son exemple est l’une des raisons qui explique que ce mode de protestation soit relativement prisé en Amérique du Sud, bien que ces traits géographiques soient liés à plusieurs facteurs. En Bolivie, par exemple, le mouvement de grèves de la faim initié par des femmes de mineurs fin 1977 a inscrit ce mode de protestation dans la culture nationale.
La nutrition forcée des détenus de Guantanamo
Les mouvements de grèves de la faim sont survenus à plusieurs reprises dans le centre de détention de l’armée américaine. En 2013, la contestation a pris une ampleur importante, avec 84 détenus refusant de s’alimenter sur les 166 incarcérés. Ils protestaient contre les conditions de leur emprisonnement et l’abandon de la promesse de fermeture du centre. Des médecins avaient dû être envoyés en renfort sur place. Le choix de nourrir de force les détenus par des méthodes douloureuses avait suscité la controverse. Bien avant cet épisode, l’ONU avait clairement identifié cette pratique «comme relevant de la torture». «On recense de nombreux cas dans lesquels on a opté pour la réalimentation forcée, avec l’aide des médecins ou des proches», précise Johanna Siméant-Germanos, qui souligne que ces situations ont pu susciter «des débats au sein des organisations médicales». Sur ce point, la chercheuse «distingue deux pratiques bien différentes: la renutrition de force telle qu’elle a été faite à Guantanamo, physiquement violente, et la perfusion de sels minéraux.»
Les prisonniers palestiniens, la sympathie hors des frontières
C’est sans doute l’un des mouvements de grève de la faim les plus massifs. En 2017, plus de 800 détenus palestiniens détenus dans les prisons israéliennes observent une grève de la faim, initiée par le dirigeant du Fatah Marwan Barghouti. Ils demandent davantage de visites de proches par mois, l’accès aux téléphones de la prison et dénoncent le système judiciaire appliqué par Israël aux Territoires palestiniens occupés. Un accord est trouvé au bout d’un mois, sous l’égide de la Croix-Rouge, alors que la mobilisation a attiré les regards de l’opinion internationale. Une trentaine de prisonniers avaient été hospitalisés. «La grève de la faim peut permettre d’obtenir une sympathie qui était auparavant impossible», analyse Johanna Siméant-Germanos. Sans parler d’un soutien inconditionnel, «cela attire le regard du public, qui peut se dire: “Je ne soutiens pas le terrorisme, mais on ne peut pas les laisser mourir”.» Le refus de manger peut aussi être perçu comme «une façon de mesurer l’importance de la cause: c’est une épreuve qu’on s’inflige, ce qui peut pousser le public à prendre au sérieux cette cause, car cela témoigne de l’authenticité de l’engagement.»
QUESTIONS :
Quels sont les exemples historiques et contemporains de grèves de la faim mentionnés dans l’article, et quelles étaient les motivations des personnes impliquées ?
Selon l’article, en quoi la grève de la faim est-elle perçue comme un mode de protestation efficace ou controversé ? Quels sont les arguments présentés concernant son impact et les dilemmes éthiques qu’elle soulève ?
Comment l’article décrit-il l’influence des médias et de l’opinion publique sur le déroulement et l’issue des grèves de la faim ? Quels exemples illustrent cette interaction ?