Cuisine du monde

Ryoko Sekiguchi, 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) (2021)

Karim Haïdar raconte : « Le kebbeh est le ciment de la cuisine libanaise. C’est le plat que mangent tous les Libanais, absolument tous. Si tu es pauvre, tu peux mettre moins de viande et plus de boulghour, ça tient toujours. Si tu es riche, tu peux y ajouter beaucoup de pignons. » 

Cette histoire m’en a rappelé une autre, de l’écrivain algérien Abdelkader Djemaï. Enfant, il aimait la semoule qui restait le lendemain du jour du couscous, et il la versait dans une tasse remplie de café allongé (le reste du café de son père) avec du sucre. Les grains gonflaient et devenaient comme un gâteau de semoule chaud. Il décrit tellement bien le goût, l’odeur de café mélangé à la graisse de la semoule quand il approchait son nez de la tasse, jusqu’à la texture granuleuse du sucre que l’on racle avec une petite cuillère, qu’il m’a donné envie de faire un couscous rien que pour ce « gâteau instantané ». 

Quand j’ai raconté cette histoire à un autre intellectuel maghrébin, il m’a regardé comme s’il ne comprenait pas ce que je disais : « Mais pourquoi veux-tu manger une chose aussi peu ragoûtante ? » À ce moment-là, j’ai compris que ces deux personnes étaient d’origine sociale différente, et que « chacun pouvait avoir son couscous », comme c’est le cas pour le kebbeh. Il n’y a pas de recette unique, le kebbeh raconte la vie de chaque famille qui le prépare. 

Kibi, Quibe 

C’est aussi parce que la définition du kebbeh est infiniment étendue que ce plat a pu se hisser au rang de plat national, au même titre que le couscous. En Haïti, où il a été introduit par la communauté syro-libanaise, il est connu sous le nom de kibi. On le trouve même dans les restaurants de cuisine haïtienne traditionnelle. Au Brésil, il est appelé quibe. 

Kibbeh, kebbé, kebbeh, kibe, koubbé, koubbeh, koubbi, kibbi, içhli köfte, quibe… 

Autant de prononciations que de transcriptions, d’orthographes que de recettes. Ce plat, jamais figé, qui balance toujours entre plusieurs contrées, et des centaines de millions de ventres vides, reflète les saveurs de chaque région, de chaque foyer. Il est important pour tout le monde. 

Quelque chose de sensuel. À mon avis très personnel c’est justement grâce à ces gestes que le plat accède à une part d’universel. 

Il me semble que tous les plats qui ont acquis un statut international ont ce point en commun : soit on malaxe la pâte et on refait le monde, soit on enferme un univers dans un cocon. Parfois les deux. 

Pasta, pizza, râmen, tacos, baozi, gyozâ, ravioli, pirojki, arancini, mantou, scotch eggs, falafel… 

On malaxe une chair, on crée une forme. Le geste qui insuffle la vie dans un creux de la pâte, protégée par le creux de la main. 

Si la pâte est la « peau » d’un plat, alors le kebbeh, qui expose la viande à l’extérieur et non à l’intérieur comme pour beaucoup de plats fourrés, est un plat particulièrement sensuel. La chair du plat semble mise à nu. On façonne la chair à deux mains, tendrement. 

Questions :

« Le plat accède à une part d’universel » : quelles caractéristiques du kebbeh lui confèrent une dimension internationale ? 


Michel Houellebecq – Plateforme (2001)

Sôn passa entre les tables pour vérifier que tout allait bien, que nous étions installés au mieux. Elle-même dînait de son côté avec le chauffeur – répartition peu démocratique, qui avait provoqué dès le déjeuner la réprobation de Josiane. Mais au fond je pense que ça l’arrangeait bien, même si elle n’avait rien contre nous ; elle avait beau faire des efforts, les longues discussions en français semblaient lui peser un peu. 

À la table voisine, la conversation ronronnait gaiement sur la beauté de l’endroit, la joie de se retrouver en pleine nature, loin de la civilisation, les valeurs essentielles, etc. « Ouais, c’est top, confirma Léa. Et vous avez vu, on est vraiment en pleine jungle… J’y crois pas. » 

Nous avions plus de difficultés à trouver un terrain commun. En face de moi Lionel mangeait placidement, sans envisager de faire le moindre effort. Je jetais nerveusement des regards de côté. À un moment donné j’aperçus un gros barbu qui sortait des cuisines pour haranguer violemment les serveurs ; ce ne pouvait être que le fameux Bertrand Le Moal. Pour moi, jusqu’à présent, son mérite le plus clair était d’avoir appris la recette du gratin dauphinois aux Karens. C’était délicieux ; et le rôti de porc était parfaitement cuit, à la fois croustillant et tendre. « Ça manque un peu de pinard… » émit René avec mélancolie. Josiane crispa les lèvres avec mépris. Ce qu’elle pensait des touristes français qui ne pouvaient pas voyager sans leur pinard, il ne fallait pas le lui demander. Assez maladroitement, Valérie prit la défense de René. Avec la cuisine thaïe, dit-elle, on n’en ressentait pas du tout le besoin ; mais là, un peu de vin aurait pu se justifier. Elle-même, de toute façon, ne buvait que de l’eau. 

« Si on part à l’étranger, martela Josiane, c’est pour manger la cuisine locale, et pour suivre les coutumes locales !… Sinon, autant rester chez soi. 

– Je suis d’accord ! gueula Robert. Elle s’interrompit, brisée dans son élan, et le regarda avec haine. 

– C’est quand même un peu épicé, des fois… avoua timidement Josette. Vous, ça n’a pas l’air de vous déranger… dit-elle en s’adressant à moi, sans doute pour alléger l’atmosphère. 

– Non non, j’adore. Plus c’est épicé, plus ça me plaît. Déjà à Paris je mange chinois tout le temps », répondis-je avec hâte. La conversation put ainsi dévier sur les restaurants chinois, qui s’étaient tellement multipliés à Paris ces derniers temps. Valérie les appréciait beaucoup pour les repas du midi : ce n’était pas cher du tout, bien meilleur que les fast-foods, et probablement beaucoup plus sain. Josiane n’avait rien à dire sur la question, elle avait un restaurant d’entreprise ; quant à Robert, il devait juger le sujet indigne de lui. Bref, les choses se déroulèrent à peu près calmement jusqu’au dessert. 

Questions :

 Que révèle la dispute des touristes sur le rapport des Français à leur gastronomie  ? 

Jean-Pierre Poulain et Laurence Tibère, « Mondialisation, métissage et créolisation alimentaire » (2000)

Depuis longtemps déjà les sociétés développées attirent des populations migrantes. Elles arrivent avec, dans leurs bagages, leurs cultures alimentaires, leurs manières de manger, leurs interdits et leur sens du « bon ». Dans la seconde partie du XXe siècle, la décolonisation, l’appel à la main-d’œuvre étrangère des économies de croissance, différentes crises politiques locales ont amené en Europe des vagues migratoires venues d’Asie du Sud-Est, d’Afrique du Nord, d’Afrique noire, d’Inde, du sud et de l’est de l’Europe… Les sociologues et ethnologues qui se sont intéressés à ces populations ont montré que les caractéristiques alimentaires, dont on connaît le rôle central dans la construction des identités et du sentiment d’appartenance, se maintiennent alors même que d’autres éléments pourtant centraux de l’identité comme l’usage de la langue ont disparu. Lorsque les mouvements de populations touchent la famille dans sa totalité, s’organisent très rapidement des filières d’approvisionnement spécifiques à chaque communauté pour permettre de manger plus ou moins régulièrement selon son modèle propre. Certains « montent » des restaurants qui accueillent les membres de la communauté en même temps qu’un public plus large de sympathisants et d’amateurs d’exotisme. 

Un double mouvement de métissage se met en place. La société réceptrice incorporant dans son univers culinaire des produits et des plats venus d’ailleurs, lesquels, plus ou moins rapidement, font partie du capital alimentaire ; c’est le cas en France du couscous, de la pizza, de la paëlla… aux États-Unis du bagel, de la viande de bœuf fumée… Les migrants adoptant certains aliments ou formes de consommation de la société d’accueil. 

Dans les sociétés occidentales, le développement du tourisme international, l’industrialisation de la filière alimentaire avec l’émergence d’entreprises agroalimentaires transnationales et la mondialisation du marché de l’alimentation accélèrent ces mécanismes de métissage qui participent à la transformation des modèles alimentaires. Ces changements sont vécus sur un mode contradictoire : tension entre le sentiment de perte d’identité qui accompagne l’érosion des modèles alimentaires et l’ouverture aux autres cultures qui soutient un exotisme gourmand. 

Questions :

Pourquoi et comment la nourriture des migrants est-elle incorporée à la « société réceptrice » ? 

SUR LES CORPUS NOURRITURE ET IDENTITÉ + CELUI-CI:

Comment les auteurs rattachent-ils un type de cuisine à une nation ?

Montrez comment la nourriture du monde contribue à la construction de notre identité ?

Pensez-vous qu’il faille conserver les traditions culinaires ? Développez un minimum de 3 arguments, dont un doit être « négatif » / nuancé.