Repas et identité

Roland Barthes, Bifteck, Mythologies (1957) 

Comme le vin, le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé plus encore que socialisé ; il figure dans tous les décors de la vie alimentaire : plat, bordé de jaune, semelloïde, dans les restaurants bon marché ; épais, juteux, dans les bistrots spécialisés ; cubique, le cœur tout humecté sous une légère croûte carbonisée, dans la haute cuisine ; il participe à tous les rythmes, au confortable repas bourgeois et au casse-croûte bohème du célibataire ; c’est la nourriture à la fois expéditive et dense, il accomplit le meilleur rapport possible entre l’économie et l’efficacité, la mythologie et la plasticité de sa consommation. 

De plus, c’est un bien français (circonscrit, il est vrai, aujourd’hui par l’invasion des steaks américains). Comme pour le vin, pas de contrainte alimentaire qui ne fasse rêver le Français de bifteck. À peine à l’étranger, la nostalgie s’en déclare, le bifteck est ici paré d’une vertu supplémentaire d’élégance, car dans la complication apparente des cuisines exotiques, c’est une nourriture qui joint, pense-t-on, la succulence à la simplicité. National, il suit la cote des valeurs patriotiques : il les renfloue en temps de guerre, il est la chair même du combattant français, le bien inaliénable qui ne peut passer à l’ennemi que par trahison. Dans un film ancien (Deuxième Bureau contre Kommandantur), la bonne du curé patriote offre à manger à l’espion boche déguisé en clandestin français : « Ah, c’est vous, Laurent ! je vais vous donner de mon bifteck. » Et puis, quand l’espion est démasqué : « Et moi qui lui ai donné de mon bifteck ! » Suprême abus de confiance. 

Associé communément aux frites, le bifteck leur transmet son lustre national : la frite est nostalgique et patriote comme le bifteck. Match nous a appris qu’après l’armistice indochinois4, « le général de Castries pour son premier repas demanda des pommes de terre frites ». Et le président des Anciens Combattants d’Indochine, commentant plus tard cette information, ajoutait : « On n’a pas toujours compris le geste du général de Castries demandant pour son premier repas des pommes de terre frites. » Ce que l’on nous demandait de comprendre, c’est que l’appel du général n’était certes pas un vulgaire réflexe matérialiste, mais un épisode rituel d’approbation de l’ethnie française retrouvée. Le général connaissait bien notre symbolique nationale, il savait que la frite est le signe alimentaire de la « francité ». 

Questions :

Quels sont les arguments de Barthes pour montrer que le steak est capable d’incarner l’ensemble des Français ? 

Combien de repas typique d’un pays pouvez-vous trouver sans même faire de recherche ? En quoi cela constitue l’identité d’une culture ?


Anne Chemin, Le repas, un art Français, 2014 

Pour les Américains et les Européens, l’en-cas remplace le repas. Les Français, eux, s’adonnent massivement aux plaisirs de la table. Pourquoi cette singularité?  

C’est un petit miracle qui s’accomplit tous les jours sous nos yeux sans que nous y prêtions la moindre attention. Le matin, à midi et le soir, des dizaines de millions de Français décident, à la même heure, de se réunir autour d’une table pour partager un repas, comme si un chef d’orchestre invisible donnait le signal du début des festivités. Ce rituel est si bien ancré dans nos mentalités que nous le jugeons banal, voire normal. Pour les étrangers, en revanche, il constitue un véritable ovni. «Lorsque le sociologue américain Daniel Lerner est venu en France, en 1956, la rigidité des Français au sujet de l’alimentation l’a stupéfié, raconte le sociologue Claude Fischler, directeur de recherche au CNRS. Il ne comprenait pas pourquoi ils mangeaient tous à heure fixe, comme “au zoo”.» […]La singularité du repas «à la française» ne se réduit pas à cette étonnante synchronisation. Les Français sont aussi les champions d’’Europe du temps passé à table: 2h22 par jour en 2010, soit 13 minutes de plus qu’en 1986! […]Aux États-Unis, un modèle radicalement différent 

Les États-Unis proposent en effet un modèle radicalement différent. Les repas n’y ont rien de sacré: chacun mange à son rythme, en fonction de sa faim, de ses contraintes et de son emploi du temps –en 1937, l’écrivain Paul Morand s’étonnait déjà de voir des New-Yorkais déjeuner seuls, dans la rue, «comme à l’étable». […] 

Les Britanniques pratiquent massivement, eux aussi, le «snacking», les repas en pointillé et le grignotage. En Grande-Bretagne, Thibaut de Saint-Pol ne décèle aucun «synchronisme alimentaire». […] Beaucoup d’Anglais mangent en outre en conduisant ou en jetant un œil sur leur ordinateur –un sacrilège pour les Français, qui voient dans le repas une activité «à temps plein». «En France, le repas constitue un des moments les plus agréables de la journée», sourit Thibaut de Saint-Pol. L’enquête “Emploi du temps” de l’Institut national de la statistique et des études économiques montre que manger procure presque autant de plaisir que lire ou écouter de la musique. Les repas en solitaire, au travail ou dans la vie personnelle, sont souvent vécus comme des moments difficiles.» 

Si les pratiques sociales varient autant d’une société à une autre, c’est parce que l’alimentation ne se réduit pas à une simple activité fonctionnelle: elle exprime des valeurs, des symboles et des identités culturelles –il s’agit d’un «fait social total», résumait l’anthropologue français Marcel Mauss.«Aux États-Unis, la conception dominante de l’alimentation est nutritionnelle, explique le sociologue Claude Fischler. Se nourrir, c’est d’abord répondre à ses besoins physiologiques en faisant des choix rationnels. Les Français ont, au contraire, une conception culinaire de l’alimentation: ils valorisent le plaisir et le goût. Nous avons demandé à des Français et à des Américains d’associer, lors de nos enquêtes, plusieurs mots. Lorsque nous proposons “gâteau au chocolat”, les Américains pensent “culpabilité”, les Français “anniversaire”.» 

«Une affaire individuelle» 

À cette divergence de regard sur la nourriture s’ajoute une différence de regard sur les liens qui unissent les convives. «Aux États-Unis, l’alimentation est considérée comme une affaire individuelle, poursuit le sociologue Claude Fischler. Chacun est différent, chacun est libre, chacun fait donc des choix personnels dont il est responsable. C’est un modèle contractuel et individualiste: si vous êtes invité à dîner, vous pouvez signaler que vous êtes végétarien, personne ne sera froissé, car c’est votre droit de vouloir manger différemment. En France, l’alimentation est au contraire une affaire collective, voire communielle: l’idée du partage est au centre du repas. […]»Ce modèle «communiel» s’accompagne d’une lourde pression sociale: contrairement aux Américains, mais aussi aux Anglais, les Français tolèrent mal les écarts vis-à-vis de la norme. Malheur à ceux qui aiment passer à table quand bon leur semble, grignoter dans la journée, commencer leur repas par un fruit ou manger sans viande: ils s’exposent à une sourde réprobation. «Le repas “à la française” est extrêmement codifié dans ses rythmes et sa composition, précise Martin Bruegel, historien au laboratoire Alimentation –sciences sociales de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Il représente souvent une contrainte, voire une discipline, car il laisse peu de place au désir individuel. […]»Parce qu’il oblige les convives à se plier à de nombreuses normes, le repas «à la française», qui a été inscrit, en 2010, au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, ne semble guère en phase avec le grand mouvement du XXèmesiècle: l’individualisation. 

Les Français, comme les citoyens des autres pays développés, ont en effet découvert au cours du siècle dernier les vertus de l’émancipation individuelle: ils souhaitent désormais modeler leur existence en choisissant eux-mêmes leur compagnon, leur métier, les prénoms de leurs enfants, leur sexualité et leur mode de vie. […] 

Questions :

Pour quelle raison le sociologue David Lerner a-t-il été stupéfait lorsque, dans les années 1950, il a découvert la manière dont les Français prenaient leurs repas?
Relevez pourquoi aux États-Unis les repas «n’ont rien de sacré» ?
En quoi, selon le sociologue Claude Fischler: «En France, l’alimentation est au contraire une affaire collective, voire communielle» ? 


Manger avec Piero, Maryline Desbiolles 2004 

L’Italie me donne faim. Sans doute parce que ma grand-mère, immigrée en France depuis 1931, continuait de donner à sa cuisine des tournures italiennes. Et lorsqu’elle nous nourrissait, c’était avec une fièvre ardente, inquiète, qui exigeait que notre appétit fût sans faille. Sans doute parce que nos retours, rares, dans le minuscule village toscan, Villa, tout en haut de la côte, au milieu des châtaigniers, donnaient lieu à de formidables banquets, midi et soir, chez chacun des membres de la famille. Aucun des habitants de Villa ne semblait d’ailleurs échapper à la famille si bien que les séjours là-bas n’étaient qu’une déclinaison ininterrompue de pâtes et de raviolis à la ricotta, de charcuteries finement tranchées, de volailles rôties et de vins blancs faits maison qui rendaient les hommes volubiles. 

Mais les banquets dont je me souviens le mieux sont ceux du soir, autour de la longue table dressée sous la tonnelle comme c’est l’été, un été éternel puisque jamais, enfant, je ne suis allée l’hiver en Italie. Des banquets dont les femmes sont mystérieusement absentes, mais cela nous est bien égal à ma sœur et moi, les petites filles de France. Mon arrière-grand-mère nous a servis et elle s’est retirée pour manger, l’assiette sur ses genoux, près du poêle éteint, dans l’obscurité de la cuisine. La longue table est présidée par mon arrière-grand-père, il se tient très droit, il a de belles moustaches blanches, il a été jadis à New York où il n’a pas fait fortune mais où il a parachevé sa légende. Il y a mes grands-oncles, certains sont jeunes encore, très beaux, nous les avons pour nous seules, nous les petites filles de France qui sommes autorisées à partager le repas des hommes. Et lorsqu’ils ont fini de manger, ils chantent doucement et nous, les petites filles de France, nous dansons sur la table et c’est à notre tour d’être dégustées par nos beaux grands-oncles et ils nous accompagnent et ils nous cajolent de mots que nous ne comprenons pas. Nous ne comprenons même pas que Bionda pourrait être chantée pour nous, nous qui sommes blondes en effet, de cette blondeur enfantine que nous perdrons un jour. Bionda, belle bionda, o biondinella d’amor. L’Italie me donne faim. 

Questions :

  • Expliquez la formule: «L’Italie me donne faim» .
  • Pour quelle raison dans les banquets familiaux «les femmes sont mystérieusement absentes» ?
  • Pourquoi Maryline Desbiolles emploie-t-elle à deux reprises l’expression «nous les petites filles de France» ? 

  • Toyohara Chikanobu, La cérémonie du thé

Questions :

  • Décrivez les différentes composantes de l’image
  • Décrivez l’attitude des invitées.
  • Quels ustensiles utilise la maîtresse de cérémonie? 

Les Français et leur culture alimentaire : approche historique, Patrick Rambourg

En inscrivant en novembre 2010 le repas gastronomique des Français au patrimoine immatériel de l’humanité, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) leur reconnaissait une spécificité culturelle dans leur rapport à la nourriture, dans leur manière de s’alimenter et de cuisiner, et dans leur façon de prendre leurs repas. C’est tout un art de la table, où se mêle à la fois la bonne chère, la convivialité et la conversation, qui a de la sorte été distingué. Cette inscription leur faisait en même temps prendre conscience de la valeur de ce patrimoine vivant en constante évolution, de leur attachement au rituel du repas, de leur plaisir du partage et du bien-être ensemble. Ils pouvaient ainsi se rendre compte que tout ce qu’ils considéraient comme naturel et faisant partie de leur vie, à l’exemple des trois repas par jour pris à heures régulières, découlait en fait d’un long processus historique et culturel, dans lequel la cuisine et la gastronomie avaient pris une place importante, pour devenir des éléments significatifs de la civilisation et de l’identité françaises.

Car manger en France est une affaire sérieuse. L’écrivain roumain Emil Cioran raconte dans un entretien à un quotidien espagnol, en octobre 1977, qu’en Roumanie il se nourrissait « comme un animal », inconsciemment, « sans prendre garde à ce que manger veut dire ». Lorsqu’il arriva à Paris, il s’aperçut que manger était « un rituel, un acte de civilisation, presque une prise de position philosophique ». Jean Anthelme Brillat-Savarin n’a-t-il pas écrit que « la destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent » ! Ce besoin naturel de se nourrir, la France l’a transformé en un art du bien manger et du bien boire, en une passion gastronomique, qui, aujourd’hui encore, contribue à la valorisation du pays au niveau international.

Pour autant, cela n’a longtemps concerné que les élites. Il a fallu du temps avant que la haute cuisine ne se démocratise, passant de l’aristocratie à la bourgeoisie, que les civilités de table ne se diffusent dans l’ensemble de la société, grâce notamment aux traités de savoir-vivre et aux écrits gastronomiques, dont ceux d’Alexandre Balthazar Laurent Grimod de La Reynière, au début du XIXe siècle, que le restaurant ne soit inventé à Paris, au milieu des années 1760, promis à un succès qui ne s’est jamais démenti jusqu’à nos jours. Cette culture culinaire et alimentaire a une longue histoire que nous aborderons en trois points : d’abord la réussite de la cuisine française, ensuite la quête du goût et ses mutations dans le temps, enfin, la modernité du modèle français.

La réussite de la cuisine française

D’une certaine façon, tout commence par la cuisine. Les premiers recueils de recettes en langue vernaculaire apparaissent à la fin du Moyen Âge et transcrivent une cuisine de cour, comme dans le fameux Viandier, dont nous avons plusieurs manuscrits (XIVe et XVe siècles), et qui devient, après maintes évolutions, le premier livre de cuisine français, publié vers 1486. On l’attribue à Guillaume Tirel, dit Taillevent, un chef réputé qui travailla pour les rois Charles V et Charles VI. Les recettes présentées montrent une cuisine sophistiquée et un art culinaire déjà bien développé. Parmi les recueils médiévaux, Le Mesnagier de Paris, rédigé vers 1393 par un riche parisien pour sa jeune épouse, propose une cuisine plutôt bourgeoise, avec une série de menus de grands repas qui attestent le faste de l’époque. Dès le XVIe siècle, des étrangers louent la cuisine du royaume, et « pour une épaule de mouton rôtie avec de petits oignons comme on l’accommode dans toute la France, on laisserait volontiers la chère la plus délicate », témoigne l’Italien Antonio de Beatis.

C’est au XVIIe siècle que la cuisine française s’affirme au-delà des frontières du royaume. Les cuisiniers du pays sont adulés et recherchés par une élite européenne. Des livres de qualité paraissent, tel Le cuisinier François de François Pierre, dit La Varenne, publié en 1651. L’ouvrage rencontre un grand succès et est rapidement traduit en anglais et en allemand. Il présente une cuisine innovante et moderne, différente de celles qui se pratiquaient au Moyen Âge et à la Renaissance – car la cuisine ne cesse d’évoluer, elle est une culture en mouvement. La cuisine française devient alors une référence et un modèle à suivre. C’est une cuisine de professionnels, avec des chefs qui codifient et transmettent leurs savoir-faire, tout en innovant culinairement. C’est une cuisine de ville, avec Paris comme capitale gastronomique. Elle s’inscrit dans l’histoire et le prestige du pays à une époque où la cour de Versailles attire tous les regards ; la table jouant un rôle important dans les relations diplomatiques.

Le service à la française, qui consiste à disposer un ensemble de plats en même temps sur la table par séquences successives, devient la norme dans les grandes maisons et dans les cours européennes. Mais bientôt, c’est l’ensemble de la société qui s’empare du fait culinaire, avec notamment des érudits qui débattent d’une « nouvelle cuisine », débat qui fait fureur dans les années 1730-1740 : on la veut plus légère et plus pure, le cuisinier civilisant l’aliment en le dépouillant de sa « terrestréité ». La cuisine est alors comparée à la peinture et à la musique, et l’on évoque l’œuvre civilisatrice de la cuisine française.

L’arrivée du restaurant dans la seconde moitié du XVIIIe siècle est un événement important. S’adressant d’abord à une élite, il va rapidement toucher un plus large public et contribuer à faire sortir la haute cuisine des maisons princières. C’est également la confirmation d’une cuisine bourgeoise qui montait en puissance depuis quelques décennies. Si la Révolution française apporte son lot de bouleversements, elle n’a pour autant pas mis fin au restaurant qui poursuivra son essor. Il deviendra même un véritable phénomène culturel, adopté par tous, chacun trouvant son établissement selon ses désirs et sa condition sociale.

Dans le même temps, la littérature gourmande s’affirme au début du XIXe siècle avec les Almanachs des gourmands (1803-1812) de Grimod de La Reynière et la Physiologie du goût, ou méditations de gastronomie transcendante (1826) de Brillat-Savarin. Le mot « gastronomie » est à la mode et signifie « la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme, en tant qu’il se nourrit ». La cuisine devient artistique et décorative, voire architecturale, avec l’œuvre de Marie-Antoine (dit Antonin) Carême, l’un des chefs les plus renommés de son temps.

Mais à la Belle Époque elle est à nouveau à un tournant de son histoire, et elle doit s’adapter à la modernité de la société. Les « mille soucis de l’industrie et du négoce accaparent l’esprit de l’homme », qui « ne peut donner à la bonne chère qu’une place restreinte dans ses préoccupations », écrit Auguste Escoffier en 1907. Le dressage des mets est simplifié et les décorations non comestibles sont supprimées. Dans le courant du XIXe siècle, la manière de servir les plats avait déjà évolué, avec l’abandon du service à la française au profit du service, dit à la russe, où les plats sont apportés les uns après les autres. C’est également la période des palaces et de leur internationalisation, avec une industrie hôtelière qui se met au service d’un art de vivre à la française. Mais on en vient à critiquer la cuisine trop cosmopolite de ces grands hôtels de luxe.

Dans les années 1920-1930, on prend conscience de la valeur des cuisines régionales et de leur importance dans le contexte culinaire français. Elles deviennent un atout et sont valorisées. Une cinquantaine d’années plus tard, c’est une nouvelle « nouvelle cuisine » qui voit le jour. Très médiatisée, elle est portée par les journalistes Henri Gault et Christian Millau, et par de jeunes chefs qui ont le souci de la qualité et de la saveur des produits. Cette nouvelle cuisine, qui prône la simplicité, les cuissons courtes, la légèreté et la créativité, rencontre un succès international. Elle marque encore aujourd’hui nos manières de cuisiner.

La quête du vrai goût

Le goût est au cœur de cette évolution culinaire. Il diffère selon les époques et les groupes sociaux. Pour les plus modestes, la question du goût se posera moins que la nécessité de manger à sa faim. La table populaire et paysanne ne se composera longtemps que de pain et de soupe, la nourriture y est principalement végétale, la viande n’étant généralement consommée que dans un contexte de fête. En revanche, la diversité alimentaire prédomine chez les plus aisés, qui se distinguent des autres groupes sociaux par leurs préférences gustatives. Les élites médiévales recherchaient ainsi les saveurs épicées et acides, avec l’emploi d’une diversité d’épices, de verjus, de vinaigre et de vin dans les recettes.

Le goût connaît une évolution dès la fin du Moyen Âge, où le sucre, longtemps considéré comme un médicament, apparaît plus régulièrement dans les livres de cuisine. Il est de plus en plus présent dans les préparations culinaires de la première partie du XVIe siècle. Il adoucit l’âcreté, affaiblit l’acidité, donne une meilleure saveur au salé, et supprime l’âpreté du goût, explique un médecin de l’époque. On tend vers des saveurs plus douces. Mais la mode est telle qu’on en vient à tout sucrer, même la viande et le poisson. Certains commencent à critiquer cette profusion de sucre qui gâche le goût des plats. On cherchera donc à mieux séparer les saveurs sucrées des saveurs salées. À partir du XVIIe siècle, le sucre entame un long parcours qui le mènera progressivement vers la fin du repas, vers ce que nous appelons le dessert. L’usage veut désormais qu’« après les viandes on serve incessamment des fruits, des confitures, et autres galanteries de cette nature ». Aujourd’hui encore, les préparations sucrées se consomment principalement à la fin du repas, et cette habitude découle de ce long processus historique.

Le beurre est un autre indice de la mutation du goût. Il a longtemps été considéré comme la matière grasse du pauvre, avant de s’imposer dans les ouvrages culinaires et sur la table des riches. Il est ainsi le corps gras le plus utilisé dans le Livre fort excellent de cuisine (Lyon, 1555), dans lequel on évoque le « beurre frais », le « bon beurre », ou encore le « beau beurre », etc. Il devient progressivement la graisse de prédilection de la cuisine française et donne naissance à des sauces mythiques, comme le fameux beurre blanc, au XVIIe siècle, que l’on sert avec du poisson. Son ascension n’est pas sans lien avec celle du sucre et la volonté d’un goût plus doux et plus suave.

Son usage est quasi général dans toutes les cuisines du XIXe siècle et d’une bonne partie du XXe siècle. Le morceau de beurre que l’on ajoute à la fin de la préparation culinaire devient une habitude, comme le beurre que l’on pose sur la table au moment du repas. Mais il commence à perdre de sa superbe à partir des années 1970-1980, à une époque où l’on met en avant la diététique et le culte du corps. Le beurre devient l’ennemi à abattre, au profit des matières grasses industrielles dites légères, et de huile d’olive, qui symbolise une cuisine saine et méridionale. Ces dernières années, il est revenu sur le devant de la scène et retrouve progressivement la faveur du public, en valorisant ses saveurs et sa naturalité.

L’une des constantes de cette évolution gustative est la quête du vrai goût des aliments. C’est une sorte de leitmotiv depuis au moins le XVIIe siècle. Dans ses Délices de la campagne, ouvrage à succès qui paraît pour la première fois en 1654, Nicolas de Bonnefons revendique le « vrai goût qui se doit donner à chaque espèce de chair et de poisson ». Il considère qu’un potage aux choux doit entièrement sentir le chou, que celui aux navets doit sentir le navet, etc. Même s’il critique les cuisiniers de son temps qui se préoccuperaient plutôt de leur talent que de la sapidité des mets qu’ils confectionnent, ces derniers prêtent aussi une plus grande attention au goût de l’aliment cuisiné. Ils usent d’assaisonnements plus équilibrés, plus doux, et veillent à ce que les cuissons soient en harmonie avec la saveur de l’aliment : les asperges, par exemple, ne doivent rester que 5 à 6 bouillons dans l’eau bouillante, pour conserver leur croquant et garder leur couleur verte, explique un officier de bouche en 1674.

Nous retrouvons ces recommandations dans la nouvelle cuisine des années 1970-1980, c’est dire si cette quête du vrai goût des aliments taraude depuis des siècles les Français, même si les contextes historiques diffèrent. Paul Bocuse y voit une « volonté de laisser aux choses leur goût authentique, de mettre en valeur la saveur originelle des mets ». Dans nombre de familles, les haricots verts croquants ont ainsi longtemps fait débat, car on avait l’habitude de trop cuire les aliments. Aujourd’hui la question ne se pose plus, tant les cuissons courtes sont devenues la norme, car les pratiques des grands chefs influencent la société et les manières de cuisiner à la maison.

Les consommateurs ne sont pas en reste. À la fin du XXe siècle, ils revendiquent plus de saveurs dans leur assiette, critiquant implicitement l’industrie agroalimentaire. Leur intérêt pour le goût des aliments est de plus en plus marqué. Il doit être en « forte synergie » avec leur attente de naturalité, le traitement des aliments devant être limité au maximum. « Pour nombre de consommateurs (environ 16%), bien manger c’est manger frais et naturel ». En 2008, lorsqu’on leur demande comment leur alimentation a évolué au cours des dernières années, ils répondent qu’elle est devenue « plus simple, plus naturelle, moins gastronomique », tout en continuant à accorder « une grande importance à la cuisine et au repas ». C’est dans ce contexte que s’inscrit le marché du bio, le consommateur privilégiant de plus en plus les produits issus de l’agriculture biologique, voire du potager qu’il pourrait entretenir, car il est toujours en quête du vrai goût des aliments. Pour lui, le produit biologique est l’assurance d’un goût sain et naturel et d’un meilleur respect de l’environnement de la bio-diversité. Malgré cette préférence des consommateurs, le marché des produits bio reste encore assez faible : en 2018, seulement près de 5% de la consommation alimentaire des ménages proviennent de l’agriculture bio.

Questions :

Résumez chronologiquement (sous la forme d’une frise, ou de tirets), l’évolution du rapport entre la cuisine et les français.
Pourquoi le goût est-il devenu une affaire aussi importante ? Comment a-t-elle évolué ?


Manger, avec ou sans couverts ? 

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/01/25/manger-avec-la-main-c-est-naturel-manger-avec-une-fourchette-c-est-culturel_5414718_4355770.html
https://www.topito.com/top-manger-main-bonheur

Pourquoi l’utilisation de la fourchette s’est-elle démocratisé ?
Pourquoi manger avec les mains ?
Est-ce seulement une question de politesse ?
Pensez-vous que ces considérations sont toujours actuelles en France ?

Listez les avantages et les inconvénients des deux modes de consommation et expliquez pourquoi il existe des différences.