« Dîner en famille, un rituel précieux », Anne-Laure Vaineau, Psychologies Magazine, 2012
« À table ! » Le cri réunificateur résonne chaque soir dans la majorité des familles françaises. Qu’elles soient traditionnelles, monoparentales ou recomposées, toutes apprécient de se retrouver quotidiennement, au moins une fois, autour d’un repas. Pourquoi tenons-nous tant à partager ce moment en famille ? Que nous apporte-t-il ? Réponses d’expert et témoignages.
Le dîner en famille est-il un rituel démodé ? Les français n’en sont pas convaincus. Pour pas moins de 93 % d’entre eux, selon une étude pour la Fondation Nestlé France parue en 2010, se retrouver chaque soir autour de la table est au contraire un moment important. Lieu d’échange, de partage, de transmission, le repas nourrirait tout aussi bien les estomacs creux que les liens familiaux. Mais est-il vraiment compatible avec nos nouveaux modes de vie ? Pas si sûr, puisque seulement 53 % des français affirment s’y adonner une fois par jour, le plus souvent le soir. Jean-Claude Kaufmann, sociologue et auteur de plusieurs essais sur le sujet, nous explique ce qui se joue dans ce temps fort où, indéniablement, « la famille se construit ».
Un temps collectif
Repas classiques du quotidien, repas traditionnels du dimanche midi, repas festifs pour les occasions spéciales… Tous ont leur importance, et participent, à leur manière, à la construction de la famille et de son histoire. « Si au siècle dernier, remarque le sociologue Jean-Claude Kaufmann, nous parlions peu en mangeant et restions assis du début à la fin, aujourd’hui, notre façon d’être à table s’est beaucoup enrichie. Elle est aussi parfois plus agitée. Mais il suffit de poser les bases du contrat pour savoir que le moment sera fort : nous nous apprêtons à passer un temps plus ou moins long, très rapprochés, pendant lequel nous allons nous parler, nous regarder. »
Lorsque l’heure du grand rassemblement a sonné, chacun est invité à cesser son activité personnelle pour aller rejoindre le groupe. Mais après le cri de ralliement, il faut parfois un peu de temps avant que tout se mette en place. Un retardataire se fait parfois désirer. Souvent, toujours le même. « Parce que c’est cela une famille : un regroupement d’individus qui ont chacun leur trajectoire, leur rythme, et parfois aussi, leurs désirs d’autonomie. »
Une spécificité française ?
Contrairement aux idées reçues, le goût des dîners à table et en famille n’est pas typiquement français. Il est en réalité méditerranéen. En Italie, en Espagne, au Portugal, en Grèce ou dans les pays d’Afrique du Nord, on partage la même tradition. « La vraie spécificité française, précise Jean-Claude Kaufmann, se trouve dans l’art du discours sur la gastronomie et le repas. » Nous aimons manger, manger bien, manger ensemble, et nous savons le dire.
Trop d’attente peut tuer le résultat
Après avoir pris plaisir à préparer leur plat préféré, ou simplement après une journée de travail éprouvante, les parents ont parfois d’importantes attentes vis-à-vis de leurs enfants et du dîner familial. Ils nourrissent l’espoir d’y passer un “grand moment famille”. D’où la question cruciale souvent lancée aux enfants en début de repas : “C’était bien l’école aujourd’hui?” « L’intention est généralement bonne, souligne le sociologue, mais le résultat, lui, rarement à la hauteur. Parce que les enfants eux, n’ont vraiment pas envie de parler de ça. Alors ils résistent comme ils peuvent, rusent et usent de tactiques pour changer de sujet. C’est le cœur même de la dynamique du repas : trop d’attente peut tuer le résultat. Car chercher à engager une grande discussion provoque souvent chez l’autre un retrait en soi, surtout chez les plus jeunes. »
Parler de la pluie et du beau temps, voilà, contrairement à ce que l’on croit, de petites conversations toutes aussi profondes. « Le dîner doit rester un moment de convivialité, d’échange, où, l’air de rien, la plus petite des discussions peut être incroyablement précieuse. Parler de ce que l’on est en train de manger, par exemple, peut être extrêmement riche : il s’agit d’exprimer son ressenti, ses sensations, parfois même, ses émotions. Il peut aussi s’agir de plats qui ont une histoire, qui évoquent des souvenirs, des anecdotes de famille. » Autant de petits riens qui mènent parfois à de grandes conversations.
La télé comme invitée
Allumer le poste en fond sonore pendant le dîner, il y a les familles qui le font systématiquement, et celles qui ne le font jamais. « Les secondes ont parfois du mal à comprendre les premières, et il peut être facile de critiquer les accros du petit écran, remarque Jean-Claude Kaufmann. Mais la télé s’allume généralement dans deux cas de figure : lorsque la socialité du repas se vide, ou, ou contraire, lorsqu’elle est trop pleine. »
Dans le premier cas, cela touche notamment les parents dont les enfants, devenus grands, ont quitté le nid. « Le couple se retrouve seul, et s’il prend généralement plaisir à se retrouver, il réalise aussi soudain que les face-à-face ne sont plus si simples. Alors, par crainte de n’avoir rien à se dire, il dégaine la télécommande. » C’est aussi le cas de certaines familles monoparentales. « Je me souviens de cette mère célibataire avec ses deux petits, raconte le sociologue, chacun une fesse sur le tabouret et l’autre tournée vers la télé. Sans cela, il ne leur restait plus rien. Ce n’est pas toujours simple, car l’être ensemble s’oppose parfois au désir de chaque individu d’être bien dans ses baskets. »
Dans le second cas, les familles nombreuses et recomposées semblent aussi les plus promptes à se tourner vers la télé. « Parce que l’on crie trop, que cela remue fort, c’est comme si un brouhaha supplémentaire n’y changeait rien, note le sociologue. » Dans tous les cas, le vrai danger survient lorsque toutes les chaises se tournent définitivement vers le poste. « Quand la télévision n’est plus une invitée à table, qu’elle n’est plus ni un support de conversation, ni un médiateur, c’est qu’elle a tout dévoré. » Y compris les liens tissés entre chacun.
« Le repas, entre partage et éducation »
Claudine, 56 ans, deux enfants
Chez nous, la présence à table de toute la famille a toujours été très importante. Le repas du soir était l’un des rares moments où nous pouvions nous retrouver tous ensemble. C’était un lieu vivant, chargé en émotions, où chacun pouvait raconter sa journée, ses joies, ses peines…
Enfin, ce sont surtout mes deux filles et moi qui parlions. Leur père, lui, coincé entre trois bavardes, se faisait forcément plus discret. Mais sa présence à table n’était pas moins importante pour autant. Pour lui, qui travaillait beaucoup, le dîner auprès des siens était presque le seul moment où il pouvait apprécier de nous avoir toutes auprès de lui.
Le mauvais côté de cette situation, c’est que lorsque les filles étaient jeunes, il choisissait du coup souvent, trop souvent, cette occasion pour leur parler de choses très sérieuses, notamment sur le plan éducatif. Il faisait passer ses messages et posait son autorité, ce qui a longtemps été un sujet de discorde entre nous. Il m’est arrivé plusieurs fois de lui dire que ce n’était ni le moment, ni l’endroit. Je n’admettais pas qu’il puisse gâcher un moment si précieux à mes yeux. Mais avec le temps, les filles comme moi avons réalisé qu’il n’avait jamais vraiment eu d’autre choix. C’était en effet le seul moment qu’il avait pour le faire.
Aujourd’hui, nos filles sont grandes et elles ont quitté le nid. Mais nous n’avons en rien perdu le plaisir de nous retrouver régulièrement autour d’une table. Et le repas est toujours aussi vivant et animé !
Questions :
– Pourquoi le repas en famille est un moment important ?
– Qu’est-ce qui peut gâcher ce moment de sociabilité ?
Apollinaire, Le Repas (1915)
IL n’y a que la mère et les deux fils
Tout est ensoleillé
La table est ronde
Derrière la chaise où s’assied la mère
Il y a la fenêtre
D’où l’on voit la mer
Briller sous le soleil
Les caps aux feuillages sombres des pins et des oliviers
Et plus près les villas aux toits rouges
Aux toits rouges où fument les cheminées
Car c’est l’heure du repas
Tout est ensoleillé
Et sur la nappe glacée
La bonne affairée
Dépose un plat fumant
Le repas n’est pas une action vile
Et tous les hommes devraient avoir du pain
La mère et les deux fils mangent et parlent
Et des chants de gaîté accompagnent le repas
Les bruits joyeux des fourchettes et des assiettes
Et le son clair du cristal des verres
Par la fenêtre ouverte viennent les chants des oiseaux
Dans les citronniers
Et de la cuisine arrive
La chanson vive du beurre sur le feu
Un rayon traverse un verre presque plein de vin mélangé d’eau
Oh! le beau rubis que font du vin rouge et du soleil
Quand la faim est calmée
Les fruits gais et parfumés
Terminent le repas
Tous se lèvent joyeux et adorent la vie
Sans dégoût de ce qui est matériel
Songeant que les repas sont beaux sont sacrés
Qui font vivre les hommes
Questions :
– Expliquez ces vers :«Le repas n’est pas une action vile / Et tous les hommes devraient avoir du pain».
– Relevez les termes qui montrent que le repas est un moment de bonheur partagé.
– En quoi, pour Apollinaire, « les repas sont beaux sont sacrés» ? Que suscite chez le lecteur le parallélisme de construction de ce vers?
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Frederick George Cotman – Un membre de la famille (1880)
Questions :
– Décrivez les différentes composantes du tableau, plan par plan.
– Qui est réuni autour de la table pour partager le repas?
– Par quels effets picturaux Cotman souligne-t-il la présence du cheval dans la salle à manger
Claude Fischler : « Manger est aussi un acte social, collectif », 2020
« Cela fait près de cinquante ans que j’étudie l’alimentation. En 1972, grâce à Edgar Morin, auprès de qui j’avais commencé à travailler sur des sujets très divers (les rumeurs, l’astrologie, la question écologique…), j’ai assisté à un colloque historique qui réunissait quelques-uns des plus grands chercheurs de toutes les disciplines, des sciences de l’homme à la biologie et aux sciences dites “dures”. Ce fut pour moi décisif : je voulais, pour présenter ma candidature au CNRS, un objet de recherche nécessairement interdisciplinaire, qui permette d’aborder la question anthropologique – qui est Sapiens ? – aussi bien dans la perspective biologique, culturelle, sociale, psychique… L’alimentation cochait toutes les cases.
À l’époque, pour les sociologues, la nourriture n’était pas un sujet sérieux. Il y avait bien quelques précurseurs comme Claude Lévi-Strauss, des historiens commençaient à s’intéresser à la question, Roland Barthes en avait tiré quelques-unes de ses Mythologies… Mais les “grands sujets”, c’était plutôt la famille, l’éducation, la religion, le travail. Aujourd’hui, les food studies conquièrent toutes les universités de la planète. La question climatique et la durabilité des écosystèmes mettent l’agriculture et l’alimentation sous les projecteurs – et les microscopes.
Des plats qui charrient l’histoire
L’aliment n’est pas un produit de consommation comme un autre, ne serait-ce que parce qu’une part de ce que nous ingérons devient notre corps, notre chair, nos os. En ce sens, manger est l’un des actes les plus intimes qui soient. Mais c’est aussi un acte social, collectif. L’alimentation a quelque chose d’un bien commun, et tout groupe humain s’organise d’abord autour de la collecte des ressources alimentaires. Sans oublier la question du partage, du manger “ensemble”, ou commensalité, notion cruciale en cette époque qui tend à tout individualiser.
Certains plats, dans certaines régions, charrient l’histoire, les peuplements, les conquêtes, les influences culturelles ou religieuses, concentrent le temps et l’espace. La caponata sicilienne est de ceux-là. Je l’ai découverte il y a une vingtaine d’années à l’occasion d’une enquête sur l’huile d’olive en Sicile, une grande île qui m’a fasciné. Partout où j’allais, on me proposait de la caponata, mais partout quelque chose variait. Les préparations, mais aussi les usages, la place dans la syntaxe du repas et l’ordre des mets. L’ingrédient fondamental, celui qui ne change pas, c’est l’aubergine ; le trait gustatif essentiel, c’est l’agrodolce, ou aigre-doux, qui renvoie à la fois aux survivances médiévales et aux influences arabes. À Raguse, on me la présentait sur du pain. À Syracuse, elle contenait des raisins secs et était servie en entrée. Ailleurs, il y avait des poivrons, à moins qu’elle n’accompagne de l’espadon. Ce n’était jamais la même recette, mais toujours “la vraie”, “la meilleure”, “l’authentique”. La Sicile est un nœud de cultures inextricable au point qu’on nomme son architecture arabo-normande ou normando-arabo-byzantine… La caponata en est la cristallisation comestible et savoureuse. »
Questions :
– Pourquoi les sociologues ont pris autant de temps avant de faire de l’alimentation un sujet d’étude ?
– Pourquoi autant de cultures ont des recettes similaires ? Qu’est-ce que cela dit sur la notion de partage du repas ?
« J’ai connu les restaurants étoilés, mais rien ne vaut le plaisir d’un repas chez des amis », Courrier Interntional, juin 2023
Critique culinaire de nationalité palestinienne installée aux États-Unis, Reem Kassis a déjà goûté les plats des plus grands chefs d’Amérique du Nord, d’Europe et du Moyen-Orient. “Pourtant, c’est sans aucun doute lors d’une invitation chez des gens que j’ai eu les repas les plus mémorables de ma vie”, clame-t-elle dans un article publié par The Atlantic.
Et son opinion, dit-elle, est partagée par un grand nombre de ses connaissances. Proposez à quelqu’un de choisir entre un repas dans le meilleur établissement du coin et un dîner chez un ami – tout de même “bon cuisinier” –, il choisira presque systématiquement ce dernier.
Les restaurants ont accès à des ingrédients de première qualité, à des équipements de pointe et emploient des professionnels, si bien que ce choix pourrait paraître contre-intuitif. Pourtant, Reem Kassis soutient que le plaisir que nous ressentons lorsque la nourriture touche notre palais est intimement lié à notre relation à la personne qui l’a préparée et aux discussions qui s’éternisent autour des assiettes.
Des sorties au restaurant entrées dans les mœurs
Ces dernières décennies, aux États-Unis, les restaurants, au sens large, se sont largement démocratisés. Ces sorties sont devenues un marqueur de statut social et une forme de divertissement. Aujourd’hui, les applications de livraison relèvent également de la norme, si bien que les invitations à dîner se limitent aux fêtes familiales et aux barbecues d’été, regrette-t-elle. “Les Américains dînent en moyenne trois fois par semaine avec leurs proches et consacrent plus de la moitié de leur argent à des repas préparés hors de la maison.” Cuisiner pour des amis est avant tout perçu comme une activité chronophage et stressante. Mais “beaucoup d’entre nous passent ainsi à côté de ces moments que les restaurants ne peuvent pas offrir”.
Elle décrit avec nostalgie les découvertes gastronomiques qu’elle a faites à l’occasion d’invitations, du ragoût iranien fesenjan au crabe au curry indien en passant par le chou farci roumain sarmale. “Tous ces plats étaient meilleurs que tout ce que j’aie pu déguster dans un restaurant.” À la relation commerciale qui se noue avec le propriétaire d’un bistrot, elle préfère l’invitation sans contrepartie d’une personne proche, désireuse de faire découvrir son univers culinaire. Cette dernière sera la plus à même de vous faire aimer un plat sur lequel vous n’auriez pas jeté votre dévolu en consultant un menu, affirme Reem Kassis.
Elle ajoute qu’en tant que Palestinienne expatriée de l’autre côté de l’Atlantique, le fait de s’affairer derrière les fourneaux à l’occasion d’un repas entre amis permet aussi de renouer avec sa culture d’origine. “Donner aux personnes autour de ma table une place où elles se sentent chez elles me permet de trouver mon refuge à moi. Même le meilleur restaurant ne peut rivaliser avec ça.”
Questions :
– Qu’est-ce que l’autrice met en opposition ?
– Quel est le sentiment majoritaire que la nourriture évoque ?
QUESTION GLOBALE
Résumez le corpus en quelques lignes : en quoi le repas collectif est-il aussi important pour les personnes ?