I – Boris Vian, l’Écume des jours (1947)
Il sortit de la salle de bains et se dirigea vers la cuisine afin de surveiller les derniers préparatifs du repas. Il avait invité à dîner, comme tous les lundis soir, son camarade Chick, qui habitait tout près. On n’était encore que samedi, mais Colin se sentait l’envie de voir Chick et de lui fait goûter le menu élaboré avec une joie sévère par Nicolas, son nouveau cuisiner. Chick était aussi célibataire. Il avait le même âge que Colin, vingt-deux-ans, et des goûts littéraires comme lui, mais moins d’argent. Colin possédait une fortune suffisante pour vivre convenablement sans travailler pour les autres. Chick, lui, devait aller tous les huit jours au ministère, voir son oncle et lui emprunter de l’argent, car son métier d’ingénieur ne lui rapportait pas de quoi se maintenir au niveau des ouvriers qu’il commandait, et c’est difficile de commander à des gens mieux habillés et mieux nourris que soi-même. Colin l’aidait de son mieux en l’invitant à dîner toutes les fois qu’il le pouvait, mais l’orgueil de Chick l’obligeait d’être prudent, et de ne pas montrer, par des faveurs trop fréquentes, qu’il entendait lui venir en aide. […]
Colin poussa la porte émaillée de la cuisine. Le cuisinier Nicolas surveillait son tableau de bord. Il était assis devant un pupitre également émaillé de jaune clair et qui portait des cadrans correspondant aux divers appareils culinaires alignés le long des murs. L’aiguille du four électrique, réglé pour la dinde rôtie, oscillait entre « presque » et « à point ». Il allait être temps de la retirer. Nicolas pressa un bouton vert, ce qui déclenchait le palpeur sensitif. Celui-ci pénétra sans rencontrer de résistance, et l’aiguille atteignit « à point » à ce moment. D’un geste rapide, Nicolas coupa le courant du four et mit en marche le chauffe-assiettes.
« Ça sera bon ? demanda Colin.
– Monsieur peut en être sûr, affirma Nicolas. La dinde était parfaitement calibrée.
– Quelle entrée avez-vous préparée ?
– Mon Dieu, dit Nicolas, pour une fois, je n’ai rien innové. Je me suis borné à plagier Gouffé.
– Vous eussiez pu choisir un plus mauvais maître ! remarqua Colin. Et quelle partie de son œuvre allez-vous reproduire ?
– Il en est question à la page 638 de son Livre de cuisine. Je vais lire à Monsieur le passage en question. »
Colin s’assit sur un tabouret au siège capitonné de caoutchouc alvéolé, sous une soie huilée assortie à la couleur des murs, et Nicolas commença en ces termes :
« “Faites une croûte de pâté chaud comme pour une entrée. Préparez une grosse anguille que vous couperez en tronçons de trois centimètres. Mettez les tronçons d’anguille dans une casserole, avec vin blanc, sel et poivre, oignons en lames, persil en branches, thym et laurier et une petite pointe d’ail.”
Je n’ai pas pu l’aiguiser comme j’aurais voulu, dit Nicolas, la meule est trop usée.
– Je la ferai changer », dit Colin.
Nicolas continua :
« “Faites cuire. Retirez l’anguille de la casserole et remettez-la dans un plat à sauter. Passez la cuisson au tamis de soie, ajoutez de l’espagnole1 et faites réduire jusqu’à ce que la sauce masque la cuillère. Passez à l’étamine2, couvrez l’anguille de sauce et faites bouillir pendant deux minutes. Dressez l’anguille dans le pâté. Formez un cordon de champignons tournés sur le bord de la croûte, mettez un bouquet de laitances3 de carpes au milieu. Saucez avec la partie de la sauce que vous avez réservée.”
– D’accord, approuva Colin. Je pense que Chick aimera ça. »
1. L’espagnole désigne en cuisine une sauce réalisée à base de fond de veau et de purée de tomates.
2. Étamine : tissu qui sert à filtrer.
3. Laitances : liquide sécrété par les glandes génitales des poissons mâles.
Questions :
- Comment Colin essaye de faire plaisir à son ami ? Pourquoi est-ce plus compliqué que prévu ?
- Qu’est-ce que ce texte révèle sur les différents types de gastronomie ?
II – Romain Gary – La promesse de l’aube (1960)
Ce fut à treize ans, je crois, que j’eus pour la première fois le pressentiment de ma vocation.
J’étais alors élève de quatrième au lycée de Nice et ma mère avait, à l’Hôtel Négresco, une de ces « vitrines » de couloir où elle exposait les articles que les magasins de luxe lui concédaient ; chaque écharpe, chaque ceinture ou chemisette vendue, lui rapportait dix pour cent de commission. Parfois, elle pratiquait une petite hausse illicite des prix et mettait la différence dans sa poche. Toute la journée, elle guettait les clients éventuels, fumant nerveusement d’innombrables gauloises, car notre pain quotidien dépendait alors entièrement de ce commerce incertain.
Depuis treize ans, déjà, seule, sans mari, sans amant, elle luttait ainsi courageusement, afin de gagner, chaque mois, ce qu’il nous fallait pour vivre, pour payer le beurre, les souliers, le loyer, les vêtements, le bifteck de midi – ce bifteck qu’elle plaçait chaque jour devant moi dans l’assiette, un peu solennellement, comme le signe même de sa victoire sur l’adversité. Je revenais du lycée et m’attablais devant le plat. Ma mère, debout, me regardait manger avec cet air apaisé des chiennes qui allaitent leurs petits.
Elle refusait d’y toucher elle-même et m’assurait qu’elle n’aimait que les légumes et que la viande et les graisses lui étaient strictement défendues.
Un jour, quittant la table, j’allai à la cuisine boire un verre d’eau.
Ma mère était assise sur un tabouret ; elle tenait sur ses genoux la poêle à frire où mon bifteck avait été cuit. Elle en essuyait soigneusement le fond graisseux avec des morceaux de pain qu’elle mangeait ensuite avidement et, malgré son geste rapide pour dissimuler la poêle sous la serviette, je sus soudain, dans un éclair, toute la vérité sur les motifs réels de son régime végétarien.
Je demeurai là un moment, immobile, pétrifié, regardant avec horreur la poêle mal cachée sous la serviette et le sourire inquiet, coupable, de ma mère, puis j’éclatai en sanglots et m’enfuis.
Questions :
- Expliquez les émotions du narrateur lorsqu’il découvre les sacrifices de sa mère.
- Résumez la force de ce texte en quelques lignes
III – Cécile Coulon – J’aimerais vous offrir des frites (2018)
La pluie faisait des sillons légèrement irisés en tombant
de son crâne sur l’arête du nez.
Je ne savais quoi dire non plus :
minuit n’était pas loin, je venais chercher de quoi tenir jusqu’au matin,
et ce type, parfaitement ivre et sain d’esprit, semblait
sur le point de s’effondrer.
– Je sais qui vous êtes, vous écrivez des livres.
Comment vous faites ?
– Comme je peux.
Il s’est donné une tape sur les genoux, et puis,
d’un seul coup,
des larmes, de la sueur,
de la pluie qui vient de l’intérieur,
quelque chose d’humide et de sincère a voilé son regard déjà
noyé de solitude et de nuit bizarre.
Il s’est tourné vers le type qui dépliait
des barquettes orange
avec une précision de chirurgien dentiste.
– Je peux vous dire que je ne me suis pas mouillé pour rien ce soir, ah ça non !
Dans mon dos, le réfrigérateur ronronnait.
Un léger sourire s’est installé, naturellement,
entre mes fossettes.
Sur le comptoir, mes frites étaient prêtes, bien empaquetées. J’ai sorti une pièce
de deux euros et l’homme tout mouillé m’a dit :
– J’aimerais vous offrir des frites, si ça ne vous dérange pas.
J’ai soupiré et laissé ma pièce entre lui et moi. Puis j’ai tendu la main. Il l’a serrée.
– Merci monsieur.
Et je suis sortie, mon baluchon de frites au poignet.
Sur le chemin du retour, l’odeur caractéristique d’huile
de friture
a envahi mes narines, mes cheveux, et mes vêtements.
Je ne reverrai probablement jamais cet homme. En tout cas, pas comme cela.
Depuis hier, je veux écrire sur lui, parce que je me demande qui de nous deux,
dans quelques mois, dans quelques années, sera trahi
par l’image qu’il s’est construite
du monde extérieur ?
Sera-t-on encore quelques-uns à se serrer la main
à cette heure-ci du soir,
pour une barquette de frites tièdes et un Coca sans glace ?
Je voudrais que la poésie soit aussi naturelle à ceux
qui m’entourent que l’émotion
qui jaillissait cette nuit-là, devant cette place,
avec cette facilité improbable des moments qui n’auraient
pas dû être,
qui furent tout de même, mal fichus, débordants de grâce
et de paroles impossibles.
Questions :
- Montrez comment cette scène banale d’achat de nourriture devient un matériau poétique.
IV – Régine Sirota, Le rituel du gâteau
Le partage du gâteau met en scène le cercle de famille, signifiant à l’enfant qu’il en fait partie, quel que soit son lien de parenté.
Fabriquer et offrir un gâteau d’anniversaire, c’est à la fois préparer et partager une nourriture en l’honneur d’une personne, et enseigner les codes sociaux qui permettent de dire amour et amitié.
Participer aux différentes étapes de ce rite est un travail social à part entière : il exige des compétences pratiques et joue sur de multiples symboliques, qui articulent investissement personnel, et inscriptions sociales.
Le gâteau d’anniversaire, à lui seul, symbolise dans l’imaginaire social le rituel de l’anniversaire. Ce moment central et électif de l’enfance en contient tous les plaisirs supposés et attendus. Entouré de règles précises, qui disent l’exceptionnalité du jour, il met au centre de la cérémonie celui qui est célébré et qui va, entouré de son cercle social – famille(s), amis, école –, souffler les bougies symbolisant le passage à un autre âge. Il témoigne aussi de la place grandissante de l’enfant dans nos sociétés. […]
De l’apparition du gâteau, objet éphémère, à son partage et à son engloutissement, une situation sociale se construit à la fois particulière et banale. Chaque repas est un événement social organisé, qui structure les participants à sa propre image, une institution jouant un rôle fondamental dans le processus de socialisation et de transmission des normes. De fait, la préparation du gâteau comme sa dévoration, policée ou gloutonne, dévoilent des modes de transmission des savoir-faire et des savoir-être qui permettent de vivre ensemble. […]
Le gâteau d’anniversaire convoque le cercle de famille pour célébrer un de ses jeunes membres. Le moment choisi, la nappe, le couvert, les belles assiettes sorties pour l’occasion, le soin apporté à l’organisation de la fête signifient les égards portés au héros du jour. Chaque famille invente de microrituels, qui se mettent en place progressivement, et se perpétuent année après année, entérinant formellement la fonction symbolique de ce rituel. L’anniversaire, contrairement au mariage, à la communion ou à la bar-mitzvah se répète chaque année, d’où son impact.
Mais le cercle de famille peut prendre des formes moins évidentes. En cas de recomposition familiale, chaque cercle renouvelle l’offrande du gâteau, portant une attention particulière à l’enfant. Cette célébration lui signifie son lien de parenté, que celle-ci soit de sang, de droit ou de fait. Autour de ses multiples gâteaux d’anniversaire, l’enfant voit se redessiner les cercles de familles auxquels il appartient, et leurs recompositions, mêlant ainsi mère et beau-père, père et belle-mère, frères et sœurs, quasi et demi-frères et sœurs, grands-parents et beaux-grands-parents… Ces rituels sont pour lui l’occasion de prendre place dans une généalogie, qui sera immortalisée dans un album de photos de famille, réel ou imaginaire […].
Questions :
- Montrez quelles fonctions le gâteau d’anniversaire remplit.
QUESTIONS SUR LES DOCUMENT 1, 2 ET 4
Question 1 : documents 1 et 4
Dans quelle mesure les préparatifs du repas révèlent-ils l’importance de partager ce moment ?
Question 2 : documents 2 et 4
Que dévoile le repas des liens familiaux ?
Question 3 : documents 1, 2 et 4
Pourquoi préparer un repas pour quelqu’un permet-il de témoigner de l’amour qu’on lui porte ?
https://www.youtube.com/watch?v=Kt1r_Lc_iR8
Comment ce repas est-il présenté comme un moment d’amour ?