Des rituels pour se réunir

I. Emmanuel kant, Anthropologie du point de vue pragmatique 

Le bien-vivre qui, en définitive, semble s’accorder le mieux avec une telle humanité, c’est un bon repas pris en bonne compagnie (et, si c’est possible, en une compagnie variée) – et c’est de cette compagnie que Chesterfield1 dit qu’elle ne devrait pas être en nombre inférieur à celui des Grâces, ni non plus supérieur à celui des Muses2

Si je considère une table composée exclusivement d’hommes de goût (réunis par le registre esthétique), qui n’ont pas seulement le projet de prendre un repas en commun, mais aussi celui de tirer profit mutuellement de leurs présences (auquel cas leur nombre ne peut dépasser de beaucoup celui des Grâces), il faut que cette petite tablée n’ait pas en priorité pour but la satisfaction du corps (que chacun peut trouver aussi bien dans la solitude), mais le contentement social, dont ce repas ne doit apparaître que comme le véhicule : dans ces conditions, le nombre qui a été évoqué est suffisant, justement, pour éviter que la conversation ne s’arrête, mais aussi qu’elle ne s’éclate en donnant naissance à de petits groupes isolés les uns des autres où chacun se retrouve avec son voisin le plus proche. Dans ce dernier cas, il ne saurait plus être question de satisfaire le goût de la conversation, lequel est toujours accompagné d’une dimension de culture à condition que chacun parle avec tous (et non pas seulement avec son voisin), tandis qu’en revanche les prétendus festins solennels (beuveries et gavages) sont totalement dépourvus de goût. […] 

Manger seul (solipsismus convictorii3) est malsain pour un savant versé dans la philosophie ; car il ne s’agit pas alors de restauration, mais (surtout s’il fait ripaille seul) d’exhaustion, et c’est là un travail épuisant plutôt qu’un jeu qui vivifie les pensées. L’homme qui, à table, se repaît de lui-même en méditant pendant ses repas solitaires perd peu à peu sa bonne humeur, pour la retrouver en revanche si un compagnon de table lui offre, par des plaisanteries variées, une nouvelle matière susceptible de le vivifier et qu’il n’est pas parvenu à découvrir par lui-même. 

  1. Chesterfield : homme politique et écrivain anglais du XIIIè siècle 
  2. Grâces : trois déesses de la mythologie grecques, représentant la beauté féminine. Les muses sont neuf. Le nombre de convives doit donc être entre 3 et 9, d’après Kant. 
  3. Solipsismus convictorii : “le solipisme de ceux qui vivent ensemble” : solipisme = théorie philosophique selon laquelle la seule existence certaine, c’est celle de celui qui pense.  

 Questions :

– D’après Kant, quelles conditions sont nécessaires pour passer un “bon repas en bonne compagnie” ?

– Résumez cet extrait en quelques lignes.


II. Gustave Flaubert, Madame Bovary (1857) 

C’était sous le hangar de la charretterie1 que la table était dressée. Il y avait dessus quatre aloyaux2, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à l’oseille. Aux angles, se dressait l’eau-de-vie, dans des carafes. Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des bouchons et tous les verres, d’avance, avaient été remplis de vin jusqu’au bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient d’eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les chiffres3 des nouveaux époux en arabesques de nonpareille4. On avait été chercher un pâtissier à Yvetot pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays, il avait soigné les choses ; et il apporta, lui-même, au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris. À la base, d’abord c’était un carré de carton bleu figurant un temple avec portiques, colonnades et statuettes de stuc tout autour dans des niches constellées d’étoiles en papier doré ; puis se tenait au second étage un donjon en gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique5, amandes, raisins secs, quartiers d’oranges ; et enfin, sur la plate-forme supérieure, qui était une prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et des bateaux en écales6 de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à une escarpolette7 de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par deux boutons de rose naturelle, en guise de boules, au sommet. 

Jusqu’au soir, on mangea. Quand on était trop fatigué d’être assis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie de bouchon8 dans la grange, puis on revenait à table. Quelques-uns, vers la fin, s’y endormirent et ronflèrent. Mais, au café, tout se ranima ; alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait à soulever les charrettes sur ses épaules, on disait des gaudrioles9, on embrassait les dames. 

  1. Charretterie : espace où sont stockés les véhicules 
  2. Aloyaux : pièces de bœuf 
  3. Chiffre des époux : leurs initiales 
  4. Nonpareille : décore constitué de petites perles en sucres 
  5. Angélique : plante aromatique 
  6. Écales de noisettes : coques de la noisette 
  7. Escarpolette : balançoire 
  8. Jeu de bouchon : jeu d’adresse 
  9. Gaudrioles : plaisanteries grivoises 

Questions :

– Montrez que la description de ce repas de noces est l’occasion pour Flaubert de se moquer des mœurs provinciales.

– Imaginez un sujet d’essai dans lequel on pourrait utiliser ce texte. Comment décrireriez-vous ce texte ?


Pieter Brugel l’Ancien – Repas de Noce (1567 ou 1568)

Questions

  • Quels éléments festifs apparaissent sur ce tableau ?
  • Est-ce que les repas de noce vous semblent avoir changé en 5 siècles ?

IV. Guy de Maupassant – Le vieux (1885) 

Les invités interdits, un peu déçus, comme des gens qui manquent une cérémonie attendue, ne savaient que faire, demeuraient assis ou debout. Quelques-uns voulurent s’en aller. Maître Chicot les retint : 

« J’allons casser une croûte tout d’même. J’avions fait des douillons ; faut bien n’en profiter. » 

Les visages s’éclairèrent à cette pensée. On se mit à causer à voix basse. La cour peu à peu s’emplissait ; les premiers venus disaient la nouvelle aux nouveaux arrivants. On chuchotait, l’idée des douillons égayant tout le monde. 

Les femmes entraient pour regarder le mourant. Elles se signaient auprès du lit, balbutiaient une prière, ressortaient. Les hommes, moins avides de ce spectacle, jetaient un seul coup d’œil de la fenêtre qu’on avait ouverte. 

Mme Chicot expliquait l’agonie : 

« V’là deux jours qu’il est comme ça, ni plus ni moins, ni plus haut ni plus bas. Dirait-on point une pompe qu’a pu d’iau ? » 

Quand tout le monde eut vu l’agonisant, on pensa à la collation ; mais, comme on était trop nombreux pour tenir dans la cuisine, on sortit la table devant la porte. Les quatre douzaines de douillons, dorés, appétissants, tiraient les yeux, disposés dans deux grands plats. Chacun avançait le bras pour prendre le sien, craignant qu’il n’y en eût pas assez. Mais il en resta quatre. 

Maître Chicot, la bouche pleine, prononça : 

« S’i nous véyait, l’pé, ça lui f’rait deuil. C’est li qui les aimait d’son vivant. » 

Un gros paysan jovial déclara : 

« I n’en mangera pu, à c’t’heure. Chacun son tour. » 

Cette réflexion, loin d’attrister les invités, sembla les réjouir. C’était leur tour, à eux, de manger des boules. 

Mme Chicot, désolée de la dépense, allait sans cesse au cellier chercher du cidre. Les brocs se suivaient et se vidaient coup sur coup. On riait maintenant, on parlait fort, on commençait à crier comme on crie dans les repas. 

Tout à coup une vieille paysanne qui était restée près du moribond, retenue par une peur avide de cette chose qui lui arriverait bientôt à elle-même, apparut à la fenêtre, et s’écria d’une voix aiguë : 

« Il a passé ! Il a passé ! » 

Chacun se tut. Les femmes se levèrent vivement pour aller voir. 

Il était mort, en effet. Il avait cessé de râler. Les hommes se regardaient, baissaient les yeux, mal à leur aise. On n’avait pas fini de mâcher les boules. Il avait mal choisi son moment, ce gredin-là. 

Les Chicot, maintenant, ne pleuraient plus. C’était fini, ils étaient tranquilles. Ils répétaient : 

« J’ savions bien qu’ ça n’ pouvait point durer. Si seulement il avait pu s’ décider c’te nuit, ça n’aurait point fait tout ce dérangement. » 

Questions :

– À votre avis, la collation offerte aux invités réconforte-t-elle face à la mort qui rôde ?

– Pourquoi les enterrements, moments tristes, sont-ils toujours suivis d’un repas ?


V. Nicolas Bricas, Marie Walser – “L’alimentation comme relations aux autres”, une écologie de l’alimentation (2022) 

      Dans de nombreuses sociétés, les repas pris en commun tiennent une place toute particulière dans la vie collective. On parle de commensalité, qui vient du latin commensalis (composé de cum, «avec», et mensa, «table, nourriture») et désigne le fait de «manger ensemble».  

Partager un repas signifie être ensemble au sein d’un même «cercle commensal». Si cet espace d’apparence ordinaire semble surtout être le théâtre d’une succession de gestes visant à absorber de la nourriture, il s’y joue en réalité beaucoup plus. En effet, le moment du repas est encadré par un ensemble de règles, qui définissent par exemple la tranche horaire du repas et l’ordre du service, en passant par la composition du menu, la façon de préparer les aliments, la manière de les consommer ou de se tenir. Ces règles s’expriment bien sûr différemment selon le contexte culturel et social considéré. Par exemple, le repas peut avoir une structure dite «synchronique» – tous les plats sont servis en même temps –, comme au Vietnam ou en Chine, ou une structure dite «diachronique» – les plats sont servis les uns à la suite des autres –, comme en France depuis l’instauration du «service à la russe» au XIXe siècle (précédemment, le «grand service à la française» était synchronique!). De même, pour porter les aliments à la bouche, il est de coutume d’utiliser plutôt des couverts, des baguettes ou encore ses doigts selon le contexte. 

Tout n’est pas permis ou bien vu au cours d’un repas et les convives voient leurs comportements (de consommation et d’interactions entre eux) encadrés par ce que les sociologues appellent des «normes sociales». Jean-Pierre Poulain en souligne l’origine composite en les désignant comme un «agrégat d’injonctions qui s’enracinent dans des traditions à la fois culturelles, sociales et familiales». Ces normes mettent souvent en scène des valeurs fortes –comme le partage, la hiérarchie sociale, le respect des aînés, la régulation de la gourmandise ou encore l’attention portée à l’hygiène – qui ne doivent pas être enfreintes sous peine de générer des tensions. Le repas constitue par ailleurs un moment privilégié de transmission des adultes aux enfants de ces valeurs et règles de vie en société: on parle de «socialisation alimentaire». Le repas commensal n’a toutefois pas la même importance dans toutes les sociétés et il tend à se déstructurer par endroits, notamment sous le poids de l’individualisation des comportements alimentaires. 

Manger ensemble, c’est aussi, du point de vue symbolique, entrer en «communion alimentaire» avec autrui. Pour Claude Fischler, «le fait de manger ensemble est réputé rapprocher: puisque manger la même chose, c’est produire la même chair, le même sang, c’est construire ou reconstruire symboliquement une communauté de destin».  

Dans le même ordre d’idées, Émile Durkheim parle de «parenté artificielle» établie par le partage de nourriture. Symboliquement, le fait de partager la même chair permet d’affirmer une appartenance, de souder une communauté. Le terme «compagnon» (celui qui partage notre pain) rend compte de ce lien. Ainsi, au Cameroun, le jeune enfant ne fait véritablement partie de la communauté qu’à partir du moment où il mange dans la marmite familiale. Autre exemple, le repas post-funérailles permet aux proches du défunt de se retrouver entre vivants pour commencer à faire leur deuil. Partager la même nourriture est aussi un gage de confiance, qui sert de base pour sceller des alliances (mariages, accords commerciaux, accords de paix). Refuser de partager un aliment offert revient d’ailleurs, toujours symboliquement, à dénigrer une relation et peut être perçu comme une offense. Dans cette perspective, les personnes en situation de précarité qui dépendent de l’aide alimentaire ne sont souvent pas en mesure d’initier le partage de nourriture, ce qui renforce leur situation d’isolement social. 
 

Questions :

1. Que désigne l’expression «cercle commensal» (l.7)? De quel terme provient-elle? 

2. Relevez « les valeurs fortes » (l.31-32) que les normes sociales des repas mettent en scène? 

3. Expliquez la formule suivante: «communion alimentaire» (l.43). 

QUESTION SUR LA THÉMATIQUE (4 ARGUMENTS)

Le repas de noce est-il forcément aussi heureux que le mariage ?

Quelles fonctions remplit le partage d’un repas ?