Nicolas Boileau, Les embarras de Paris (1666)
Qui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ?
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ?
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi,
Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi :
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ;
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats
Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats,
Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
Que jamais, en plein jour, ne fut l’abbé de Pure.
Tout conspire à la fois à troubler mon repos,
Et je me plains ici du moindre de mes maux :
Car à peine les coqs, commençant leur ramage,
Auront des cris aigus frappé le voisinage
Qu’un affreux serrurier, laborieux Vulcain,
Qu’éveillera bientôt l’ardente soif du gain,
Avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête,
De cent coups de marteau me va fendre la tête.
J’entends déjà partout les charrettes courir,
Les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir :
Tandis que dans les airs mille cloches émues
D’un funèbre concert font retentir les nues ;
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
Pour honorer les morts font mourir les vivants.
Encor je bénirais la bonté souveraine,
Si le ciel à ces maux avait borné ma peine ;
Mais si, seul en mon lit, je peste avec raison,
C’est encor pis vingt fois en quittant la maison ;
En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la presse
D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse.
L’un me heurte d’un ais[1] dont je suis tout froissé ;
Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé.
Là, d’un enterrement la funèbre ordonnance
D’un pas lugubre et lent vers l’église s’avance ;
Et plus loin des laquais l’un l’autre s’agaçants,
Font aboyer les chiens et jurer les passants.
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ;
Là, je trouve une croix de funeste présage,
Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison
En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison.
Là, sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant.
D’un carrosse en tournant il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l’instant s’efforçant de passer,
Dans le même embarras se vient embarrasser. […]
Paris est pour un riche un pays de Cocagne[2] :
Sans sortir de la ville, il trouve la campagne ;
Il peut dans son jardin, tout peuplé d’arbres verts,
Recéler le printemps au milieu des hivers ;
Et, foulant le parfum de ses plantes fleuries,
Aller entretenir ses douces rêveries.
Mais moi, grâce au destin, qui n’ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis et comme il plaît à Dieu.
[1] Ais : planche, poutre
[2] Pays de cocagne : paradis aux richesses infinies.
Questions :
- Quelle représentation de la rue Boileau nous propose-t-il ici ?
- Êtes-vous d’accord avec la remarque de Boileau selon laquelle « Paris est pour un riche un pays de cocagne » ?
Jacques Wilhelm, La Vie quotidienne au Marais au XVIIème siècle (1989)
Le spectacle des rues parisiennes n’était pas fait seulement de brillantes livrées et de beaux atours. On y voyait surtout en bien plus grand nombre, force gens du peuple, pauvrement vêtus et une foule de misérables en guenille qui, le matin, après une nuit passée dans les bouges et au creux des portes, ignoraient s’ils souperaient le soir.
La fin des guerres civiles avait fait refluer vers Paris une tourbe de soldats licenciés, dont le seul vrai métier était celui de pillards. Ils mendiaient tout au long des rues, volaient des manteaux et coupaient les bourses. Pendant plusieurs années, les troubles de la Fronde allaient réduire au chômage et à la famine, quantité de pauvres hères et augmenter encore la misère du peuple et par conséquent la criminalité. Jusqu’à 1657, date de l’ouverture de l’Hôpital général et de la création de sa police spéciale, formée de ces « archers des pauvres », qui allaient procéder à d’immense rafles de vagabonds, dont beaucoup seraient enrôlés de force dans l’armée où envoyés aux galères, les rues de Paris seraient plus dangereuses qu’une forêt infestée de brigands. […]
À la nuit tombante, en hiver surtout, chacun s’enfermait en sa maison comme en une forteresse, et les boutiques ne restaient guère ouvertes plus longtemps. Huis clos, tout au long des rues marchandes, portes cochères obligatoirement fermées à huit heures au plus tard en hiver et à dix heures en été. […] Les rues restaient alors plongées dans l’obscurité, et ce n’était point les chandelles où les pots à feu brillaient çà et là au pied de quelques niches garnies d’une statue pieuse qui pouvaient les éclairer. Il n’y eut point en effet de lanterne publique à Paris avant que Louis XIV n’en fît accrocher 5000 à travers la ville, progrès merveilleux aux yeux des habitants et qui s’inscrivait dans le programme général d’une médaille frappé en 1669 d’une nymphe porte-lanterne résumé en cette formule : URBIS SECURITAS ET NITOR.
Cependant, tout d’abord, on ne les allumait que pendant les nuits sans lune. Si quelque malandrin préparait un mauvais coup, son premier soin était de démolir la lanterne d’un jeu de pierre. L’obscurité régnait de nouveau dans la rue.
Alors la faim faisait sortir les loups du bois ou plutôt de ces affreuses cours des miracles, décrites avec tant de pittoresque par Hugo d’après Sauval et qui ne disparurent qu’au début du XVIIIe siècle. La plus célèbre était située rue Neuve-Sainte-Sauveur, près de la porte Saint-Denis, mais le Marais possédait aussi la sienne qui s’ouvrait rue des Poulies. La faune misérable qui s’y entassait dans quelques masures prêtes à s’effondrer, avait fait donner à cette voie le nom de rue des Franc-Bourgeois, qui désignait en effet ceux qui ne payaient ni loyer, ni impôt, ni taxe et ne figurant sur aucune liste d’habitants, vivaient ainsi « en franchise ». Beaucoup de professionnels du vol et de la mendicité formaient des bandes qui obéissaient à leurs chefs, ainsi qu’à un code d’honneur particulier.
Questions :
- Montrer comment l’éclairage public a pour but de lutter contre l’insécurité dans la capitale.
- Pensez-vous que Paris soit encore aujourd’hui une ville dangereuse ?
Apolline Guillot, « le vélo nous rend-il vraiment plus doux ? » (2023)
À l’occasion de ses vœux, la maire de Paris Anne Hidalgo annonce la création d’un « code de la rue parisien » pour améliorer la cohabitation des différents usagers de la route dans la capitale. De quoi nous rappeler que les « mobilités douces » n’adoucissent pas forcément les mœurs…
Une révolution est à l’œuvre dans les grandes villes. Nous entrons dans une période de déséquilibre en faveur des cyclistes, après une parenthèse durant laquelle le paysage urbain a été façonné par et pour les automobilistes […]. Selon l’historien Peter Norton, spécialisé dans l’histoire des mobilités urbaines, jusqu’à l’arrivée des voitures, la rue était considérée comme « un espace public, ouvert à quiconque ne mettait pas en danger ou ne gênait pas les autres usagers ». Ainsi, avant l’apparition des automobiles, les rues accueillaient avec succès des modes de transport très différents, notamment les piétons, les chevaux et, plus tard, les tramways. Ces trois modes n’ont en apparence rien à voir. Pourtant ils cohabitaient, en partie parce qu’ils se déplaçaient à peu près à la même vitesse. Les automobiles, elles, ont été conçues pour la vitesse. Conduire suffisamment lentement pour rester compatible avec les rues à usage unique revient à nier l’objectif même de l’achat d’un véhicule. […] Progressivement, la rue devient un lieu de transit rapide et dangereux : on cesse d’y voir traîner des enfants et des commerçants à la sauvette. […]
Aujourd’hui, les moyens de transport alternatifs reviennent en force. Mais entretemps, les usagers ont pris de mauvaises habitudes. […]. Les cyclistes, longtemps obligés de slalomer entre des bus et des taxis excités, étaient jusqu’à peu assimilables à des piétons. Des proies, pas des prédateurs. La mise en place de piste cyclable, véritable petite autoroute ainsi que l’arrivée de vélo électrique, les ont fait passer dans la catégorie des dangers. Ils ont à la fois la certitude d’être du bon côté de l’histoire (contrairement aux moteurs, polluants), et la certitude de ne plus risquer leur peau (contrairement aux piétons, si lents), ce qui els dote d’un avantage considérable quand vient le moment d’insulter les gens au croisement ou de griller le feu rouge.
Le problème, c’est que ces conflits découlent presque tous d’une compréhension très simpliste du rapport de cohabitation en ville : la lutte pour la survie. En réalité, la cohabitation entre piétons, voitures et cyclistes n’est pas une question darwiniste, où les plus lents et les plus polluants disparaîtraient. […]. Échanger une hégémonie de la voiture contre une hégémonie des vélos, sans se soucier d’éduquer ces derniers, c’est mal comprendre que la route est désormais un lieu de croisement de multiplicités d’usagers et de pratiques contradictoires. […]. Matérialiser cette existence par un code de la rue, c’est prendre acte de ce besoin de matérialiser la justice au cœur de nos pratiques les plus quotidiennes.
Questions :
- D’après vous, est-il essentiel que les villes d’aujourd’hui développe l’usage du vélo pour leur son concitoyens ?
- Le « plan vélo » mis en place par la municipalité se donne, entre autres, pour objectif de faire de Paris une ville écologique. Cette initiative est-elle suffisante pour rendre une capitale plus écologique ?