La problématique officielle
« Moi seule, et c’est assez ! » : par cette affirmation, la terrible Médée répond à sa confidente qui lui demande ce qui lui restera une fois son forfait accompli. Deux siècles après Corneille, Balzac reprend ces mots pour les mettre dans la bouche de la coquette duchesse de Langeais. Cette citation devient ainsi l’expression d’un égoïsme forcené qui, pour une part, caractérise nos sociétés contemporaines parfois taxées d’individualisme. À l’opposé, on entend le slogan scandé par des groupes de toute nature – rassemblements sportifs, associatifs, politiques, etc. – : « Tous ensemble ! ». Ces deux exclamations expriment deux comportements que chacun de nous peut ponctuellement ou durablement adopter.
C’est tantôt l’individu qui s’impose, avec ses enjeux personnels, ses impératifs identitaires, ses désirs égoïstes ; c’est tantôt le groupe qui permet d’exister, de se construire dans une collectivité, une communauté. La langue française saisit la totalité selon deux pronoms indéfinis à la valeur bien différente : « chacun » rend compte d’un ensemble sur un mode distributif quand « tous » ne saisit le groupe que de façon indistincte.
Si l’individu court le risque de se diluer dans le groupe, d’y perdre son originalité et sa liberté, inversement la société lui permet de maîtriser ses passions, de réguler ses excès et le groupe lui donne la puissance de l’action collective. En parlant d’une même voix, en unissant les énergies, le groupe gagne en cohérence et en efficacité. Le collectif est ainsi un moteur dans les domaines politiques, économiques, sociaux et artistiques. Aujourd’hui, les structures participatives, associatives, coopératives, mutuelles, donnent l’avantage à des usages partagés.
Comment conjuguer des forces et des intérêts divers dans une action et une existence communes, mais aussi, comment respecter les particularités d’individus, de personnes essentiellement singulières ?
Questions :
- Identifier les principales idées de ce thème et structurez-les comme si vous souhaitiez en faire l’examen à travers différents chapitres.
- Choisissez un terme par paragraphe et donnez-en un exemple, contextualisé et justifié, tiré d’une œuvre (différente pour chaque terme) de votre connaissance (roman, théâtre, poésie, cinéma, série…)
Expressions :
brebis galeuse / bouc émissaire / forte tête / tour d’ivoire / esprit d’équipe / faire chorus / se mettre au diapason / « Un pour tous, tous pour un » / chacun pour soi / mouton de Panurge / vox populi / E pluribus unum / in varietate concordia, etc.
Pour chacune de ces expressions, formulez-en la signification et expliquez en quoi elle illustre le thème au programme.
Le mythe de Médée
Question :
Dans un premier temps, résumez le mythe de Médée, grâce à la page Wikipédia. En quoi le personnage de Médée illustre le thème « seuls avec tous » ?
Pierre Corneille, Médée, Acte I, Scène V (1634)
Médée.
Eh bien ? Nérine, à quand, à quand cet hyménée ?
En ont-ils choisi l’heure ? En sais-tu la journée ?
N’en as-tu rien appris ? N’as-tu point vu Jason ?
N’appréhende-t-il rien après sa trahison ?
Croit-il qu’en cet affront je m’amuse à me plaindre ?
S’il cesse de m’aimer, qu’il commence à me craindre ;
Il verra, le perfide, à quel comble d’horreur
De mes ressentiments peut monter la fureur.
Nérine.
Modérez les bouillons de cette violence,
Et laissez déguiser vos douleurs au silence.
Quoi ! Madame, est-ce ainsi qu’il faut dissimuler ?
Et faut-il perdre ainsi des menaces en l’air ?
Les plus ardents transports d’une haine connue
Ne sont qu’autant d’éclairs avortés dans la nue,
Qu’autant d’avis à ceux que vous voulez punir,
Pour repousser vos coups, ou pour les prévenir.
Qui peut, sans s’émouvoir, supporter une offense,
Peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance ;
Et sa feinte douceur, sous un appas mortel,
Mène insensiblement sa victime à l’autel.
Médée.
Tu veux que je me taise et que je dissimule !
Nérine, porte ailleurs ce conseil ridicule :
L’âme en est incapable en de moindres malheurs,
Et n’a point où cacher de pareilles douleurs.
Jason m’a fait trahir mon pays et mon père,
Et me laisse au milieu d’une terre étrangère,
Sans support, sans amis, sans retraite, sans bien,
La fable de son peuple, et la haine du mien :
Nérine, après cela tu veux que je me taise !
Ne dois-je point encore en témoigner de l’aise,
De ce royal hymen souhaiter l’heureux jour,
Et forcer tous mes soins à servir son amour ?
Nérine.
Madame, pensez mieux à l’éclat que vous faites :
Quelque juste qu’il soit, regardez où vous êtes ;
Considérez qu’à peine un esprit plus remis
Vous tient en sûreté parmi vos ennemis.
Médée.
L’âme doit se roidir plus elle est menacée,
Et contre la fortune aller tête baissée,
La choquer hardiment, et sans craindre la mort,
Se présenter de front à son plus rude effort.
Cette lâche ennemie a peur des grands courages,
Et sur ceux qu’elle abat redouble ses outrages.
Nérine.
Que sert ce grand courage où l’on est sans pouvoir ?
Médée.
Il trouve toujours lieu de se faire valoir.
Nérine.
Forcez l’aveuglement dont vous êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort vous a réduite.
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi :
Dans un si grand revers que vous reste-t-il ?
Médée.
Moi.
Moi, dis-je, et c’est assez.
Nérine.
Quoi ! Vous seule, madame ?
Médée.
Oui, tu vois en moi seule et le fer et la flamme,
Et la terre, et la mer, et l’enfer, et les cieux.
Et le sceptre des rois, et la foudre des dieux.
Nérine.
L’impétueuse ardeur d’un courage sensible
A vos ressentiments figure tout possible :
Mais il faut craindre un roi fort de tant de sujets.
Médée.
Mon père, qui l’était, rompit-il mes projets ?
Nérine.
Non ; mais il fut surpris, et Créon se défie :
Fuyez, qu’à ses soupçons il ne vous sacrifie.
Médée.
Las ! Je n’ai que trop fui ; cette infidélité
D’un juste châtiment punit ma lâcheté.
Si je n’eusse point fui pour la mort de Pélie,
Si j’eusse tenu bon dedans la Thessalie,
Il n’eût point vu Créuse, et cet objet nouveau
N’eût point de notre hymen étouffé le flambeau.
Nérine.
Fuyez encor, de grâce.
Médée.
Oui, je fuirai, Nérine,
Mais avant de Créon on verra la ruine.
Je brave la fortune ; et toute sa rigueur,
En m’ôtant un mari, ne m’ôte pas le cœur ;
Sois seulement fidèle, et, sans te mettre en peine,
Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine.
Nérine.
Madame… Elle me quitte au lieu de m’écouter.
Ces violents transports la vont précipiter :
D’une trop juste ardeur l’inexorable envie
Lui fait abandonner le souci de sa vie.
Tâchons, encore un coup, d’en divertir le cours.
Apaiser sa fureur, c’est conserver ses jours.
Questions :
1. Repérez la citation de la problématique dans l’extrait. Présentez-en le contexte et établissez un lien avec le thème.
2. Qu’observez-vous concernant la « citation » de la problématique ? Proposez une analyse de cette observation. Et, en conséquent, quel sens prend le terme « seule » dans ces échanges entre Médée et Nérine ?
LA DUCHESSE DE LANGEAIS
La problématique du thème « Seuls, avec tous » met en parallèle la figure de Médée avec Antoinette, duchesse de Langeais. Ce personnage apparaît dans le grand cycle romanesque de Balzac: La Comédie Humaine. Le roman éponyme paraît initialement en 1834 sous un autre titre, Ne touchez pas à la hache, et se situe dans un sous-ensemble, celui de L’Histoire des Treize, comprenant également Ferragus et La Fille aux yeux d’or. Il prendra son titre définitif quelques années plus tard.
Balzac, La Duchesse de Langeais (1834)
Au commencement de la vie éphémère que mena le faubourg Saint-Germain pendant la Restauration, et à laquelle, si les considérations précédentes sont vraies, il ne sut pas donner de consistance, une jeune femme fut passagèrement le type le plus complet de la nature à la fois supérieure et faible, grande et petite, de sa caste. C’était une femme artificiellement instruite, réellement ignorante ; pleine de sentiments élevés, mais manquant d’une pensée qui les coordonnât ; dépensant les plus riches trésors de l’âme à obéir aux convenances ; prête à braver la société, mais hésitant et arrivant à l’artifice par suite de ses scrupules ; ayant plus d’entêtement que de caractère, plus d’engouement que d’enthousiasme, plus de tête que de cœur ; souverainement femme et souverainement coquette, Parisienne surtout ; aimant l’éclat, les fêtes ; ne réfléchissant pas, ou réfléchissant trop tard ; d’une imprudence qui arrivait presque à de la poésie ; insolente à ravir, mais humble au fond du cœur ; affichant la force comme un roseau bien droit, mais, comme ce roseau, prête à fléchir sous une main puissante ; parlant beaucoup de la religion, mais ne l’aimant pas, et cependant prête à l’accepter comme un dénouement. Comment expliquer une créature véritablement multiple, susceptible d’héroïsme, et oubliant d’être héroïque pour dire une méchanceté ; jeune et suave, moins vieille de cœur que vieillie par les maximes de ceux qui l’entouraient, et comprenant leur philosophie égoïste sans l’avoir appliquée ; ayant tous les vices du courtisan et toutes les noblesses de la femme adolescente ; se défiant de tout, et néanmoins se laissant parfois aller à tout croire ? Ne serait-ce pas toujours un portrait inachevé que celui de cette femme en qui les teintes les plus chatoyantes se heurtaient, mais en produisant une confusion poétique, parce qu’il y avait une lumière divine, un éclat de jeunesse qui donnait à ces traits confus une sorte d’ensemble ? La grâce lui servait d’unité. Rien n’était joué. Ces passions, ces demi-passions, cette velléité de grandeur, cette réalité de petitesse, ces sentiments froids et ces élans chaleureux étaient naturels et ressortaient de sa situation autant que de celle de l’aristocratie à laquelle elle appartenait. Elle se comprenait toute seule et se mettait orgueilleusement au-dessus du monde, à l’abri de son nom. Il y avait du moi de Médée dans sa vie, comme dans celle de l’aristocratie, qui se mourait sans vouloir ni se mettre sur son séant, ni tendre la main à quelque médecin politique, ni toucher, ni être touchée, tant elle se sentait faible ou déjà poussière. La duchesse de Langeais, ainsi se nommait-elle, était mariée depuis environ quatre ans quand la Restauration fut consommée, c’est-à-dire en 1816, époque à laquelle Louis XVIII, éclairé par la révolution des Cent-Jours, comprit sa situation et son siècle, malgré son entourage, qui, néanmoins, triompha plus tard de ce Louis XI moins la hache, lorsqu’il fut abattu par la maladie. La duchesse de Langeais était une Navarreins, famille ducale, qui, depuis Louis XIV, avait pour principe de ne point abdiquer son titre dans ses alliances. Les filles de cette maison devaient avoir tôt ou tard, de même que leur mère, un tabouret à la cour. À l’âge de dix-huit ans, Antoinette de Navarreins sortit de la profonde retraite où elle avait vécu pour épouser le fils aîné du duc de Langeais. Les deux familles étaient alors éloignées du monde ; mais l’invasion de la France faisait présumer aux royalistes le retour des Bourbons comme la seule conclusion possible aux malheurs de la guerre. Les ducs de Navarreins et de Langeais, restés fidèles aux Bourbons, avaient noblement résisté à toutes les séductions de la gloire impériale, et, dans les circonstances où ils se trouvaient lors de cette union, ils durent naturellement obéir à la vieille politique de leurs familles. Mademoiselle Antoinette de Navarreins épousa donc, belle et pauvre, monsieur le marquis de Langeais, dont le père mourut quelques mois après ce mariage. Au retour des Bourbons, les deux familles reprirent leur rang, leurs charges, leurs dignités à la cour, et rentrèrent dans le mouvement social, en dehors duquel elles s’étaient tenues jusqu’alors. Elles devinrent les plus éclatantes sommités de ce nouveau monde politique. Dans ce temps de lâchetés et de fausses conversions, la conscience publique se plut à reconnaître à ces deux familles la fidélité sans tache, l’accord entre la vie privée et le caractère politique, auxquels tous les partis rendent involontairement hommage. Mais, par un malheur assez commun dans les temps de transaction, les personnes les plus pures et qui, par l’élévation de leurs vues, la sagesse de leurs principes, auraient fait croire en France à la générosité d’une politique neuve et hardie, furent écartées des affaires, qui tombèrent entre les mains de gens intéressés à porter les principes à l’extrême, pour faire preuve de dévouement. Les familles de Langeais et de Navarreins restèrent dans la haute sphère de la Cour, condamnées aux devoirs de l’étiquette ainsi qu’aux reproches et aux moqueries du libéralisme, accusées de se gorger d’honneurs et de richesses, tandis que leur patrimoine ne s’augmenta point, et que les libéralités de la liste civile se consumèrent en frais de représentation, nécessaires à toute monarchie européenne, fût-elle même républicaine. En 1818, monsieur le duc de Langeais commandait une division militaire, et la duchesse avait, près d’une princesse, une place qui l’autorisait à demeurer à Paris, loin de son mari, sans scandale. D’ailleurs, le duc avait, outre son commandement, une charge à la Cour, où il venait, en laissant, pendant son quartier, le commandement à un maréchal de camp. Le duc et la duchesse vivaient donc entièrement séparés, de fait et de cœur, à l’insu du monde. Ce mariage de convention avait eu le sort assez habituel de ces pactes de famille. Les deux caractères les plus antipathiques du monde s’étaient trouvés en présence, s’étaient froissés secrètement, secrètement blessés, désunis à jamais. Puis, chacun d’eux avait obéi à sa nature et aux convenances. Le duc de Langeais, esprit aussi méthodique que pouvait l’être le chevalier de Folard, se livra méthodiquement à ses goûts, à ses plaisirs, et laissa sa femme libre de suivre les siens, après avoir reconnu chez elle un esprit éminemment orgueilleux, un cœur froid, une grande soumission aux usages du monde, une loyauté jeune, et qui devait rester pure sous les yeux des grands-parents, à la lumière d’une Cour prude et religieuse. Il fit donc à froid le grand seigneur du siècle précédent, abandonnant à elle-même une femme de vingt-deux ans, offensée gravement, et qui avait dans le caractère une épouvantable qualité, celle de ne jamais pardonner une offense quand toutes ses vanités de femme, quand son amour-propre, ses vertus peut-être, avaient été méconnus, blessés occultement. Quand un outrage est public, une femme aime à l’oublier, elle a des chances pour se grandir, elle est femme dans sa clémence ; mais les femmes n’absolvent jamais de secrètes offenses, parce qu’elles n’aiment ni les lâchetés, ni les vertus, ni les amours secrètes.
Questions
- Quel portrait est ici fait d’Antoinette ? Présentez le personnage en détail.
- Repérez la comparaison entre Médée et Antoinette: sur quoi repose-t-elle?
MOUTON DE PANURGE
L’expression « mouton de Panurge » présente dans le B.O. et qui propose une autre référence littéraire. Celle-ci renvoie à un personnage présent dans les romans de François Rabelais: Panurge, ami du héros (et géant) Pantagruel. Le passage d’où vient l’expression (pdf ici) se situe dans le Quart Livre, chapitre 8:
Rabelais, le Quart Livre, 1552
Soudain, je ne sais comment, cela se passa si vite, je n’eus pas le temps de m’en rendre compte, Panurge, sans en dire davantage, jette en pleine mer son mouton qui criait et bêlait. Tous les autres moutons, criant et bêlant sur le même ton, commencèrent à s’élancer et à sauter en mer, à sa suite, à la file. On se pressait : c’était à qui serait le premier à y sauter après son compagnon. Il n’était pas possible de les en empêcher, comme vous connaissez le naturel du mouton qui est de toujours suivre le premier, où qu’il aille. Aussi, comme le dit Aristote au livre 9 de l’Histoire des animaux, c’est l’animal le plus sot et le plus stupide du monde.
Le marchand, tout abasourdi de voir sous ses yeux ses moutons périr et se noyer, s’efforçait de les en empêcher et de les retenir autant qu’il le pouvait. Mais c’était en vain. Tous, à la file, sautaient dans la mer et périssaient. Finalement, par la toison, il en saisit un grand et fort qui se trouvait sur le tillac du navire, pensant ainsi le retenir et sauver le reste de la même façon. Le mouton fut si fort qu’il entraîna avec lui le marchand dans la mer, et il se noya, comme les moutons de Polyphème qui entraînèrent le Cyclope borgne hors de la caverne d’Ulysse et de ses compagnons. Les autres bergers et gardiens en firent autant, les prenant les uns par les cornes, les autres par les pattes, les derniers par la toison. Tous pareillement furent entraînés et noyés misérablement en mer.
Panurge, à côté de la cuisine du vaisseau, tenant un aviron dans sa main, non pour aider les bergers, mais pour les empêcher de grimper sur le navire et d’échapper au naufrage, les exhortait avec éloquence, comme s’il avait été un petit frère d’Olivier Maillard, ou un second frère Jean Bourgeois, leur démontrant par des lieux de rhétorique les misères de ce monde, le bien et le bonheur de l’autre vie, affirmant que les trépassés sont plus heureux que les vivants en cette vallée de misère, et promettant à chacun d’ériger un beau cénotaphe et sépulcre en leur honneur au sommet du Mont-Cenis, à son retour du pays Lanternois ; il leur souhaitait néanmoins, au cas où il ne leur déplairait point de vivre encore parmi les humains, et où il ne leur viendrait pas à l’idée de se noyer ainsi, une bonne chance, et la rencontre de quelque baleine, qui les déposerait sains et saufs, trois jours plus tard, en quelque pays de rêve, à l’exemple de Jonas.
Questions :
- Résumez l’épisode. Comment comprenez-vous l’action de Panurge ? Qu’illustre cette image du mouton de Panurge ?