La Haine, Mathieu Kassovitz, 1995
Scène d’introduction :
L’arrivée à Paris :
Kassovitz applique ce que l’on appelle un “traveling compensé” : il s’agit de faire reculer la caméra et de zoomer, ce qui fausse les perspectives.
A votre avis, pourquoi cette technique est utilisée à ce moment ?
La Zone : l’ancêtre du périphérique parisien, Auriane Guerithault, France Culture, avril 2023
L’autoroute urbaine qui permet de contourner Paris fête ses 50 ans. Mais derrière l’histoire de cet axe routier qui en a vu de toutes les couleurs se cache l’histoire oubliée de “la Zone”.
1973. Le périphérique parisien est officiellement ouvert à la circulation et inauguré par Pierre Messmer, alors Premier ministre de Georges Pompidou. “Cette œuvre est un succès […] La raison d’être de ce boulevard périphérique est d’améliorer la circulation dans la région parisienne, en particulier aux limites de Paris”, se réjouit l’homme d’Etat devant les caméras de l’époque.
Ces limites renvoient à la zone militaire qui s’étendait aux pieds des fortifications érigées par l’ancien président de la République, Adolphe Thiers, à partir de 1850. De 250 mètres de large et 35 kilomètres de circonférence, elles avaient pour but de protéger la capitale. Devenues au fil du temps obsolètes, elles ont servi de point de chute à la partie la plus déshéritée de la population parisienne qui se retrouve peu à peu hors de la capitale “intra muros”.
Tiers espace du conflit de classe
Car au même moment, de 1853 à 1870, le baron Haussmann entreprend les travaux de modernisation de la capitale, ce qui pousse les classes populaires à s’installer dans les banlieues. Entre les deux, se trouve “cet espace interstitiel de la Zone, où se trouve le lumpenprolétariat, les plus pauvres d’entre les ouvrières et les ouvriers”, détaille Jérôme Beauchez, auteur de “Les sauvages de la civilisation, regards sur la Zone d’hier à aujourd’hui” (Ed. Amsterdam, 2022). Se constitue alors un “tiers espace du conflit de classe” qui “physiquement s’incarne aux pieds de Paris” selon le sociologue.
Ceux qui y vivent sont appelés “les zoniers”. Ils sont principalement chiffonniers, mais aussi récupérateurs de déchets, marchands ambulants ou encore rémouleurs, ces artisans qui aiguisaient des outils tranchants à l’aide d’une meule. Stigmatisés par les écrivains de l’époque, ils se voient même qualifiés par l’expression “sauvages de la civilisation” par le journaliste Alfred Delvau. Ainsi, “la bourgeoisie, les classes “dominantes”, ont ensauvagé les marges et tous ceux qu’elles ont repoussées hors de la norme”, analyse Jérôme Beauchez.
Cette zone noire, appelée ainsi car considérée comme insalubre et dangereuse, dérange et alimente les légendes urbaines, orchestrées par les politiques et la presse de l’époque. La bande criminelle des Apaches qui sévit dans Paris, mais se retranche dans la Zone, est régulièrement la cible de la presse, notamment du “Petit Journal Illustré”.
Les grands zoniers, ceux qui exploitent l’espace, profitent de cette mauvaise réputation pour demander une réglementation de la part des autorités, notamment des droits de propriété légaux, pour être reconnus comme les légitimes occupants de cette zone, explique le sociologue.
D’un espace physique à un espace symbolique
Mais les pouvoirs publics ne vont pas aller dans ce sens. Après la Première Guerre mondiale s’engagent des discussions sur le réaménagement de la zone avec un concept “d’utopie urbaine” décrit par la sociologue Marie Charvet que Jérôme Beauchez résume par “la conversion de la zone noire en zone verte pour aérer la capitale, faire respirer Paris et d’une certaine façon aplanir les conflits. Évidemment cette zone verte ne verra jamais le jour”.
Les anciennes fortifications sont détruites dans les années 1920 pour laisser place aux HBM, les Habitations à Bon Marché, sur la moitié de l’enceinte de Paris, que l’on reconnaît encore aujourd’hui à leurs fameuses façades de brique rouge. D’espace occupé par des abris de fortune, cette zone devient le lieu des quartiers pauvres que l’on construit en marge de la modernité, celle de la ville de Paris. “D’un espace physique désigné par le mot “zone”, on est passé à un espace symbolique, progressivement détaché de son origine parisienne pour venir qualifier (ou disqualifier) un ensemble d’espaces marqués par des problèmes sociaux, de la marginalité “, analyse Jérôme Beauchez.
La “zonification de la banlieue”
C’est à la veille de la Seconde Guerre mondiale que l’idée de construire une autoroute urbaine fait son chemin : à la fois pour fluidifier la circulation et pour distinguer la capitale de ses alentours. En 1937, René Mestais, inspecteur général et chef des services techniques et de l’urbanisme de la ville de Paris, détaillait cette idée-là en affirmant que “Paris doit être défini de manière élégante et précise afin que les étrangers abordant l’Ile-de-France puissent dire “Voici Paris” sans la confondre avec Levallois, Aubervilliers, Pantin, Vitry ou Malakoff”, “ce qui est une conception très hiérarchisée de l’urbanisme et de la planification urbaine”, analyse le sociologue.
Dans les années 1960, la zone se dilue progressivement dans ce grand chantier urbain, et le terme de zoniers disparaît au profit de celui de “zonards”. L’histoire de la zone va alors inspirer de nombreux artistes de l’époque comme Georges Brassens qui rend hommage aux zoniers dans “La Princesse et le croque-notes” en 1972, ou Daniel Balavoine qui fait référence aux “zonards” qui “descendent sur la ville” dans “Quand on arrive en ville”, un des tubes de l’opéra-rock Starmania en 1978. Jérôme Beauchez évoque un processus de “zonification de la banlieue” à partir du moment où “la banlieue fait l’objet de discours disqualifiants dans la presse qui la comparent à la zone”. C’est cet imaginaire qui a inspiré des artistes comme Jul avec son titre “Alors la zone”, ou Dika avec “Wesh la zone”. Un héritage que Jérôme Beauchez remet en perspective : “Parler de la banlieue comme d’une zone de dépravation, et donc de danger pour la société, est un phénomène très ancien. Mais la banlieue n’est la zone que pour ceux qui la regardent comme ça et qui en général, la méprisent.”
Questions :
- Comment la Zone s’est-elle construite ?
- Comment peut-on comparer la Zone aux banlieues actuelles ?
Zone d’Ivry en 1913
La Zone entre les portes de Saint-Ouen et de Clignancourt, 1929
Douce Banlieue : une balade historique à travers la ville ouvrière, 2005
Histoires de familles et d’exil, de bistrots et d’usines, de quartiers populaires et de jardins ouvriers : à travers des centaines de témoignages et de photos d’habitants de Saint-Denis, l’ouvrage Douce Banlieue donne à voir la ville ouvrière dans toute sa richesse.
Cité
« Les villes ouvrières se ressemblent et pourtant elles reflètent toujours un parcours singulier. Elles ont eu chacune leurs héritages, leur histoire singulière, leur propre politique municipale, leurs maires successifs. En banlieue parisienne, des villes voisines telles que Saint-Denis, Saint-Ouen et Aubervilliers, bien qu‘elles appartiennent au même mouvement d’industrialisation, restent différentes. Le paysage de l’une ne se superpose pas au paysage de l’autre. Cela est dû, entre autres, aux politiques urbaines et aux politiques de logement social mises en œuvre.
À Saint-Denis, le logement social va devenir la priorité politique de l’après-guerre, sous l’impulsion du maire Auguste Gillot. André Lurçat, architecte urbaniste, va travailler sur cette ville de l’après-guerre jusqu’à sa mort en 1970. Il va concevoir le plan d’urbanisme et construire de manière réfléchie et inventive les premières cités de logement social, accompagnées des équipements nécessaires : écoles, crèches, complexe sportifs, centre de santé, etc. Cette construction volontaire de logement social ne s’arrêtera jamais : Saint-Denis est, en quelque sorte, la ville du logement social.
Durant les Trente Glorieuses, ces constructions vont constituer un bouleversement total des paysages et des pratiques sociales. Les premières cités sont à taille humaine, puis, sous la pression des contraintes budgétaires, elles deviennent de plus en plus importantes et monotypées. Cela dit, elles ont permis à des milliers de familles de sortir du logement insalubre et indigne. Et elles ont fait naître une nouvelle manière de vivre ensemble. La cité est un espace qui a son identité propre. C’est un lieu social différencié qui constitue souvent un véritable quartier. »
Bistrot
« Le bistrot est un marqueur de la ville ouvrière. C’est un lieu où il fait chaud et où l’on est accueilli. Pour beaucoup d’ouvriers exilés et mal logés, les bistrots seront d’abord le lieu du repas cuisiné et pas cher, le soir après l’usine. Ils resteront longtemps des cantines ouvrières.
Très souvent, les bistrots sont tenus “en famille” par les femmes d’ouvriers, par leurs mères, leurs cousines. C’est un endroit où les femmes jouent un rôle important parce que ce sont elles qui servent, qui font la cuisine. Elles reçoivent des confidences. C’est un lieu chaleureux marqué de camaraderie, d’affects, de consolation quand le quotidien est difficile. C’est aussi un refuge. Les bistrots vont parfois se différencier par une orientation politique affirmée. Ils jouent alors le rôle de salles de réunion et viennent en soutien de la vie associative et politique.
C’est un lieu structurant de la cité, une extension de la maison. On vient y chercher de la détente, du plaisir d’être ensemble, semblables. On y trouve aussi du courage avant d’aller à l’usine ou en en sortant. Au bistrot, les “chefs”, la contrainte, n’existent plus. Le dimanche, les couples vont y chercher l’apéro et le remontent chez eux, ou le prennent en terrasse. Les enfants d’habitués sont servis gratuitement. »
École
« Une imagerie malheureusement courante stigmatise souvent les anciens milieux populaires ouvriers. On retient l’ignorance, l’absence de vie culturelle, des aspirations frustes et un imaginaire limité. Et pourtant !
Pour donner un exemple, une lecture attentive des courriers écrits au maire par des habitants de Saint-Denis pendant la Première Guerre mondiale laisse apparaître une maîtrise de l’écrit et du style parfois remarquable venant de personnes qui n’ont pas forcément le certificat d’études (lettres écrites sans intervention d’écrivain public).
L’école républicaine a eu et conserve un rôle fondamental. Elle soutient les filles qui plus tard, dans la ville ouvrière traditionnelle, vont tenir la maison et prendre toutes les décisions du foyer. L’école pour toutes et tous, le lycée, ont fait l’objet de luttes militantes très âpres à Saint-Denis. Le premier lycée de banlieue populaire parisienne, le lycée Paul Eluard, déjà réclamé par l’équipe municipale en 1935, ne sera inauguré qu’en 1967 ! »
Enfance
« Les enfants vivent beaucoup dehors. La cité, les micro-quartiers, sont faits d’îlots individualisés, de cours et courettes, et chacun y surveille tous les enfants, les siens et ceux des autres. Les enfants vadrouillent partout, découvrent, explorent. Ils ont une très grande liberté d’initiative et d’invention.
Dans la ville ouvrière, les enfants sont socialement très investis. Ils sont “la richesse”. On fait tout pour eux. Ils sont une fierté. Les pères sont souvent très présents. »
Exil
« L’exil est quelque chose de très intime. Certains exilés sont très tristes d’avoir quitté leur pays d’origine – je pense aux Italiens, aux Siciliens. Mais en même temps, il y a le bonheur de pouvoir s’établir, de réussir, même si c’est très modeste au départ.
Les réactions à la violence du déracinement sont très différentes d’une famille à l’autre. Parfois, la langue d’origine est proscrite par les parents et l’on emploie uniquement le français à la maison. Parfois, c’est le contraire : l’espace privé est magique car il permet de rester en lien avec “le pays” et sa langue.
Souvent, les enfants ou petits-enfants d’exilés vont essayer de remonter la chaîne de l’histoire familiale pour retrouver le pays “perdu”. J’ai connu une institutrice, petite fille d’immigrés italiens, qui, à soixante ans, s’est mise à apprendre l’italien qu’elle ne parlait pas du tout jusqu‘alors (interdiction de le parler à la maison par respect pour la France, pays d’accueil démocratique). Elle disait que la maîtrise de cette langue l’avait transformée et enfin rendue heureuse. »
Questions :
- Pourquoi pensez-vous que « la cité est un espace qui a son identité propre » ?
- Qu’est-ce qui relie avant tout les différents banlieusards dans les années 1950/60 ?
- Pensez-vous que cette image soit toujours d’actualité ? Sur quoi se base votre image des banlieues Parisiennes ?
Quelques exemples de rap Parisien
Suprême NTM – That’s my People (1999)
Refrain : I make music for my people
‘Cause that’s my people
I make music for my people
‘Cause that’s my people
J’t’explique que c’que j’kiffe
C’est de fumer des spliffs
Et puis de construire des riffs qui soient compétitifs
Pouvoir faire de la musique tout en gardant mon éthique
Faire du fric sans jamais tâcher l’image de ma clique
C’est fou! Mais c’est comme ça
J’me nourris de ça
J’ai besoin de ça, mon équilibre dépend de ça
J’suis sur le mic’ mec, et puis j’aime ça
J’aime quand ça fait “paw”, quand ça vient d’en bas, et puis quand c’est pas
Peaufiné, léché, trop sophistiqué c’est pécher
Je préfère m’approcher de la vérité sans tricher
Sans jamais changer mon fusil d’épaule
Et puis garder mon rôle, tenir la taule
Rester en pôle position
Peu confortable, mais c’est pas grave, j’aime le challenge
Porter le maillot frappé du sceau de ceux qui dérangent est un honneur
Pour moi, comme pour tous mes complices
Mes compères, mes comparses
Fatigués de cette farce
On ne veut plus subir
Et continuer à jouer les sbires
Sache que ce à quoi j’aspire
C’est que les miens respirent
Refrain
À part fumer des spliffs
Mon premier kiff, c’est de chiller
Rester tranquille au sein des miens
Me laisser aller à déballer des conneries
Parler juste pour parler
Refaire le monde avec notre vision décalée
On est des fous bloqués dans des cages d’escaliers
Pris en otage par le nombre élevé de paliers
Et à la longue, mec, j’t’assure, tout ça, ça pèse
96, je vois toujours des braises allumées
Dans les yeux fatigués des gosses du quartier
Passe passe le mic que je développe mes idées contaminées
C’est vrai j’suis miné mais déterminé
À ne jamais vraiment lâcher l’affaire, qu’est-ce que tu peux faire?
J’suis pas là pour prendre des coups, ou bien même pour me taire
Si le FN brandit sa flamme, j’suis là pour l’éteindre, c’est clair!
Pas d’éclair de génie, juste un lyrics qui jaillit
De mon esprit, dédicacé à mon passé
Refrain
Construire est ma seule excuse au fait de prendre de l’âge
Si j’sens pas les miens autour de moi, putain, c’est le naufrage
Assuré, c’est vrai!
J’me sens rassuré, qu’en présence de ceux que j’aime
Je veux m’assurer que tout c’que j’balance soit approuvé
Même si j’ai rien à prouver
Je veux que tous mes potes puissent s’y retrouver
Je veux pouvoir les garder près de moi, les regarder 12 mois par an
Comme l’ont fait mes parents pour moi
Parce qu’après c’est trop tard
Faut pas comprendre qu’on les aimait, une fois qu’ils sont tis-par
Ou bien, c’est qu’t’as envie de pleurer
Ou plutôt que tu sais pas! (tu sais pas)
Dans ce cas, j’peux rien pour toi, j’ai pas la clé du bonheur
J’ai même jamais été à la hauteur, pour ce genre de truc
Mais aujourd’hui j’ai peur car l’horloge a tourné
Refrain
113 – Les princes de la ville (1999)
La Rumeur – L’ombre sur la mesure (2002)
Je suis l’ombre sur la mesure le violent poison
À l’écart de tout soupçons
Dans ce sombre récit dont personne se méfiera
Il s’agira de sang sur les murs au crépuscule d’une bavure
Je murmurais la haine, enclavé dans les ZUP en région parisienne
L’amour comme rampart à la dérive au registre de ces âmes charitables
Plutôt naïve se perd, donne à ma palabre son caractère
Sourire Kabyle dans les artères de ma ville
Voilà à quoi l’instinct de malfaiteurs ma foi se familiarisera
Aux effusions sanguines d’une trop commune routine
La rue se massacre sous le ciel des damnés
N’importe quel trou du cul aujourd’hui est armé
Hier encore l’ombre d’un regard de travers sur le pavé se dissipait
Dans un silence de mort le crime désormais a la parole trop facile
Crois-moi pour qu’on en rigole de joie sous ces lampadaires
Qui éclairent la misère et si j’exagère
L’obscurité la plus dense n’est jamais loin de la lumière la plus vive
Nourrit ces rumeurs de peur et de paranoia à des heures tardives
Sous le tranchant de la lame d’un cran d’arrêt à vos risques et périls
Derrière les guirlandes d’acier d’une maison d’arrêt ou sur un disque vinyle
Refrain : Considère-moi comme une bombe (dont tu as allumé la mèche)
Et qui égrène les secondes (d’une saison blanche et sèche) x4
Je suis l’ombre sur la mesure à la pointe d’une écriture
L’ombre de ces murs aux milles blessures que des bouches murmurent
Entre deux rondes de furies bleues du plus criard au blafard d’un gyrophare
Je tisse ma toile noire sur des coeurs hagards et je traîne mes guêtres
Sous les fenêtres de ces ruelles qui ont le lèpre
Mon coeur au fond de la cour des miracles en debacles
Sous les arcades malades où crissent
Les voies croisées de la faim et du vice
Je suis l’ombre cerclée de gris rouillé, verrouillé
Sur une aire où rien ne brille où les corps se compriment
Où le vue décline et où brigadiers fulminent regarde ces silhouettes grises
Dont les rêves gisent sur le pavé couvert de pisse
Elles poussent toutes la même porte en crachant sur le trottoir de leur illusions mortes
Nous n’avons à perdre (perdre) que nos pensées ternes (ternes)
Te diront-elles avec le feu dans les yeux de ceux
Qui sont près à tenter la diable pourvu qu’il garnisse leurs tables
Et conjurent la misère le fer et la pierre qui les enserrent
Je suis l’hombre sur la mesure (sur la mesure)
Et je sature dans les graves de cette basse qui montent d’une cave
Parmi la crasse et l’éther d’une trop vieille poudrière
Refrain x4
« Paris ne peut rayonner, ni même exister sans sa banlieue », Emmanuel Bellanger, Libération, 2021
La préfecture de police de Paris a eu beau assurer que le mur édifié dans la rue Forceval, porte de la Villette à Paris, était précisément destiné à empêcher les consommateurs de crack de se rendre en Seine-Saint-Denis, il a été perçu par les élus et les riverains comme une nouvelle preuve du mépris séculaire de la capitale pour sa banlieue. Retour sur un contentieux qui dure depuis la fin du XIXe siècle avec Emmanuel Bellanger, directeur de recherche au CNRS. Le chercheur, qui dirige le centre d’histoire sociale situé sur le campus Condorcet, à Aubervilliers, a publié Banlieues populaires, Territoires, sociétés, politiques avec Marie-Hélène Bacqué et Henri Rey, en 2018.
Comment expliquez-vous cette réaction unanime des élus de Seine-Saint-Denis contre la décision de la préfecture de repousser les usagers de drogues en lisière de Paris ?
L’histoire des relations entre Paris et ses banlieues a toujours été émaillée de conflits et de rejets. La réaction des élus de la Seine-Saint-Denis me fait penser à celles des premiers maires de banlieue élus dans les années 1880, qui comparaient la capitale à une puissance hégémonique. La presse banlieusarde présentait Paris sous les traits d’une cité impériale qui « colonisait » (ce sont les mots de l’époque) les communes « suburbaines ».
Au XIXe siècle, les emprises de la capitale ont sans conteste contribué à morceler les communes de la première couronne. La banlieue se voit ainsi imposer de grandes infrastructures (réseaux de chemins de fer, canaux et plus tard voies autoroutières) qui séparent et isolent leurs quartiers. Les plus nuisibles et emblématiques de ces « externalités » parisiennes, ce sont les cimetières extra-muros, les centaines de décharges à ciel ouvert, dont la plus célèbre, la voirie de Bondy, recueillait les ordures des Parisiens via le canal de l’Ourcq. Ce sont aussi les terres d’épandage des plaines de Gennevilliers et d’Achères. S’y ajoutent dès la fin du XIXe siècle les usines de traitement des déchets, l’annexion de la « zone » en 1919 (qui accueillera dans les années 60-70 le périphérique) et, à partir des années 50, les grands ensembles de logements sociaux que les élus parisiens font édifier en banlieue, comme la cité des 4 000 à La Courneuve.
L’égoïsme parisien est à son comble lorsque le « métropolitain » est inauguré lors de la première Exposition universelle du XXe siècle ; ce métro moderne du petit Paris est une œuvre municipale à la gloire de la seule capitale qui tourne le dos au Grand Paris et à ses banlieusards. Il faudra attendre plus d’un siècle, 2010 précisément, et le projet du Grand Paris Express, pour qu’un réseau de transport collectif pensé pour les communes de banlieues et les desservant entre elles soit enfin lancé.
Installation d’un crématorium porte de la Villette, expulsion des migrants de Paris vers Saint-Denis ou Aubervilliers : les griefs se sont accumulés ces dernières années. Pourtant, la maire de Paris, Anne Hidalgo, et plusieurs élus de Seine-Saint-Denis, à commencer par le président du conseil départemental, Stéphane Troussel, sont membres du PS. Est-ce de la posture ou y a-t-il de vraies raisons de la part des élus de s’estimer méprisés par la capitale ?
Malgré les mutations de ce territoire, un « patriotisme de clocher » a persisté au cours du siècle. Dans les banlieues populaires, ce « patriotisme est à base de classe » disait l’historienne Annie Fourcaut. Aujourd’hui, il est encore incarné par ces élus. La métropole du Grand Paris, lorsqu’elle voit le jour en 2016, se pense comme une institution fédératrice et réparatrice au sens où la richesse des territoires les plus riches – Paris en tête – devait être mieux partagée et profiter aux habitants des banlieues populaires. Mais ce qui devait être un acte historique de réparation s’est révélé un échec cuisant, la question démocratique et fiscale n’ayant jamais été au cœur du projet métropolitain.
Le Grand Paris, enjambant le périphérique et réparant la fracture territoriale, est-il condamné à rester une incantation ?
Peut-être pas. L’histoire nous rappelle qu’avant la réforme départementale de 1964 qui a séparé Paris de sa banlieue en donnant naissance à sept nouveaux départements, il existait un Grand Paris bien plus démocratique et ambitieux. À l’époque, on l’oublie souvent, la capitale cofinançait la construction du logement social des banlieusards et les politiques sociales de leurs municipalités.
Aujourd’hui, Paris ne peut rayonner, ni même exister sans sa banlieue. La capitale était un « nain politique », disaient d’elle ses détracteurs avant que Jacques Chirac n’en devienne le premier maire. Mais je crains que les Jeux olympiques de 2024, qui se dérouleront en Seine-Saint-Denis, ne puissent effacer le contentieux Paris-banlieues.
Questions
- Comment sont traitées les banlieues de Paris par la ville de Paris ?
- Pensez-vous, comme le dit l’auteur, que Paris ne peut exister sans sa banlieue ?