IV – La méritocratie

Ordonner une société par le mérite, est-ce juste ?

En 1958, le sociologue et membre actif du Labour Michael Young donnait vie au mot « meritocracy » dans un court texte, The Rise of the Meritocracy. Cette dystopie a pour narrateur, dans l’Angleterre de 2034, un sociologue fervent défenseur de la méritocratie, dont il pense qu’elle a permis de rompre avec l’injustice sociale des statuts hérités. Que ce soit pour l’éducation ou pour l’emploi et le statut social, chacun se trouve désormais à la place qu’il mérite, en fonction de ses résultats, selon une rigoureuse équation : Intelligence + Effort = Mérite. Les tests de QI et les méthodes d’évaluation managériale, devenus extrêmement précis et fiables, sont régulièrement réitérés afin d’ajuster au plus près la situation de chacun. La mobilité sociale est parfaitement réglée à l’aide du seul critère de la valeur individuelle. Que souhaiter de mieux ? Et pourtant, l’heure est à une forte agitation populaire. Le narrateur, qui tente de comprendre les racines du mécontentement, retrace les étapes qui ont fait du principe méritocratique l’armature de la justice sociale. Comment peut-on se rebeller contre une parfaite égalité des opportunités qui assigne à chacun l’exacte place qu’il mérite ? Il pointe une alliance populiste entre l’immense cohorte d’inférieurs enfants d’inférieurs et les déclassés, enfants mal lotis de parents talentueux, tous en proie à un ressentiment que, par définition, ils ont peu de moyens de penser. Un grand rassemblement se prépare pour mai 2034 qui sera, selon le narrateur, « au mieux un 1848 sur le modèle anglais » – soit peu de chose. En raison même du défaut d’intelligence qui initie l’agitation, la menace ne peut être sérieuse. Et c’est confiant qu’il se rend au rassemblement de mai pour y écouter les tribuns. La fin du texte nous apprend que mai 2034 lui a coûté la vie.

Michael Young, par l’ironie cruelle qui clôt le texte, nous convie à nous interroger sur la réelle pénétration du narrateur : une compréhension des principes directeurs de la société méritocratique, finement appuyée sur la connaissance historique de leur mise en place, peut-elle donner lieu à une erreur de pronostic aussi grossière ? Nous voici conduits à reconsidérer le plaidoyer du narrateur en faveur de la méritocratie, à partir des arguments qui lui ont été historiquement opposés. Ceux-ci, attribués dans le récit à une gauche « archaïque » (qui n’existe plus en 2034), plaident en faveur d’une seule école pour tous c’est-à-dire contre le maintien de filières d’excellence – fussent-elles destinées aux méritants plutôt qu’aux héritiers. Ils font l’éloge d’une société qui ne mutilerait pas la diversité des talents humains pour les mettre au moule de la productivité. Ils laissent entrevoir un projet de société où le dernier mot de la justice sociale ne consisterait pas en une égale opportunité de gravir les échelons de la hiérarchie sociale, mais en une dé-hiérarchisation. Une société où la place de chacun serait assurée par principe, et non conditionnée à la délicate mesure des contributions individuelles – toujours arbitraire, quelle qu’en soit la formule. Où l’ascenseur social ferait figure de rêve en toc.

Ascenseur social par gros temps d’exclusion

M. Young a vécu suffisamment longtemps pour voir le terme « meritocracy » entrer dans le langage courant avec un sens incontestablement positif – cela s’est fait assez vite – et surtout pour voir le Labour, devenu New Labour, en faire son étendard. Six mois avant sa mort, il dit, dans un article du Guardian, son immense déception du chemin parcouru par le mot « meritocracy », depuis la satire – vive alerte contre une pensée de la justice sociale en termes d’égalité des chances – jusqu’aux discours de Tony Blair. Amère expérience, en effet : la réalité lui a retourné son ironie, le succès du mot allant de pair avec celui de l’option politique qu’il était destiné à invalider par sa causticité. Mais les hommes politiques, et plus largement l’opinion, ont-ils le sens de l’humour ? Bien des lecteurs de M. Young ont lu la satire sans la satire. Et le terme est à peu près unanimement tenu, à droite comme à gauche, pour l’unique alternative à une distinction par la lignée ou la richesse.

La méritocratie ne fait que substituer à l’aristocratie de la naissance une aristocratie du (prétendu) talent. Pourtant l’exigence de faire droit au talent, au travail, à l’effort, sous ses airs de bon sens irréfutable, est très contestable dans sa prétention à se constituer en pilier de la justice sociale. Si M. Young, dans l’article cité du Guardian, ne veut pas de la « vraie » méritocratie vantée par Tony Blair – et formule le vœu que le mot disparaisse de son vocabulaire – c’est que ce qui le gêne dans la méritocratie n’est pas le simulacre auquel elle est réduite mais, plus fondamentalement, sa logique. Tout d’abord, elle engage la société dans une inflation d’évaluations constamment à réitérer, avec tous les contrôles, la bureaucratie… et le marché noir que cela implique. Ensuite, en vantant le modèle d’une société où chacun ne devrait sa réussite (ou son échec) qu’à lui-même, la méritocratie ne fait que substituer à l’aristocratie de la naissance une aristocratie du (prétendu) talent et ne met donc pas en question l’existence d’une telle stratification sociale. Pire encore, elle nous désapprend à faire société en instaurant la concurrence des individus : comme base de la justice sociale, on peut rêver mieux !

Cruauté du sort de ceux qui sont relégués en bas de l’échelle, en raison de résultats aux tests indiquant qu’ils ne sont pas à la hauteur des opportunités qui leur ont été données, et doivent se résigner à cet estampillage dégradant. Arrogance et cynisme de ceux qui sont réputés avoir réussi par eux-mêmes… La méritocratie est l’idéal d’une société qui se défait dans la mise en concurrence généralisée des individus. Elle trouve son plein développement lorsque le bien pour lequel tous concourent se fait rare : passant du plein emploi au chômage de masse, la société se confronte alors au problème de l’exclusion. M. Young a repéré très tôt une logique qui n’a donné sa pleine mesure que vingt ou trente ans plus tard, avec l’apparition du néolibéralisme. Sous le régime d’une économie où la part du travail vivant, c’est-à-dire la part de la force de travail effectivement engagée dans la production, n’est plus l’essentiel des sources de profit, le travail se fait rare : il n’y en a plus pour tout le monde. Et bien des hommes deviennent superflus. Du moins la logique du mérite porte-t-elle à croire qu’ils doivent l’être puisque, moins performants, en trop, ils seraient une entrave à l’efficacité économique…

Un ordre social non discutable

La méritocratie va comme un gant à la société néolibérale, dont Margaret Thatcher avait donné une excellente définition : la société, c’est ce qui n’existe pas. De fait, la société tend à se dissoudre lorsque s’impose l’idée que ce qui est dû à chacun relève de la rétribution individuelle plutôt que d’une mise en commun ; car alors, tout principe de mutualisation en vient à apparaître comme absurde, injuste et dangereux. « Le » chômeur devient un tire-au-flanc, un incapable, un assisté. Le malade est suspecté d’avoir négligé sa santé en se reposant sur la prise en charge collective de l’assurance maladie. De même, on a vu la crise en Grèce expliquée par la paresse de ses habitants… On a ce qu’on mérite, tout est justifié. Les déterminants politiques se diluent en postures morales – à vrai dire, prétendument morales : moralisatrices. Comme si tout dépendait des volontés individuelles, comme si les options politiques n’avaient pas d’incidence.

La méritocratie est d’abord un schéma mental, qui sert l’idéologie néolibérale, en portant le soupçon et la honte sur la masse des perdants ; un mode de détermination d’« inégalités justes » qui justifie, en les essentialisant, les inégalités et les procédés de domination les plus intolérables. Cette fonction idéologique de justification des inégalités est particulièrement bien servie par un outil propice à faire taire toute contestation : la mesure du mérite. Réputée objective, elle se présente comme simple constat de faits : résultats, niveau ou taux de motivation, inventivité, adaptabilité, etc. La tentative (éperdue) de mettre le mérite en formule barre la question de son bien-fondé : pourquoi donc faudrait-il mesurer le mérite ? L’option pour des valeurs et le choix politique d’une certaine façon de vivre ensemble sont recouverts par le voile du fait. Comme il n’y a aucun sens à discuter une mesure, si ce n’est dans le registre technique (chercher à en augmenter la justesse, la précision), la parole et le jugement sont découragés. N’est-ce pas là précisément que réside la plus grande nocivité d’une approche de la justice sociale à l’aide de l’étalon du mérite ?

Il est essentiel de maintenir les options politiques – la façon dont la société s’organise et (dé)structure les solidarités – dans le registre du discutable, à la fois pour ce qui est à mettre en débat et pour ce qui, toujours et indéfiniment, peut se contester. Même s’il s’agit de se mettre d’accord pour agir, les prises de position, les valeurs défendues ne peuvent faire l’unanimité. L’antique formule d’Aristote, définissant l’homme comme « animal politique », avance que c’est par l’échange et l’affrontement des opinions au sujet de la polis que nous ne sommes pas simplement abeilles dans la ruche ou fourmis dans la fourmilière, mais formons société humaine. Un critère d’ordre social qui se présente comme indéniablement objectif – au-delà de toute discussion possible, c’est-à-dire sans alternative – n’est qu’indéniablement idéologique, outil de domination. Qu’il se pare de modernité, se réclamant de l’efficacité économique, le rend probablement plus insidieux, mais certainement pas plus acceptable.

Dominique Girardot – Ordonner une société par le mérite, est-ce juste ?  Revue Projet (2017)

Questions :

  1. Expliquez le concept global de “meritocracy” théorisé par Michael Young
  2. Ces critiques sont-elles adaptées à l’utilisation moderne du mot méritocratie ?


Pourquoi la méritocratie n’existe pas ?