La novlangue d’entreprise
Voilà près d’un quart de siècle que je demande aux hommes d’affaires et autres capitaines d’industrie d’arrêter de raconter n’importe quoi. Cela fait près d’un quart de siècle qu’ils m’ignorent.
Je me souviens de mes premières indignations lorsque, dans un article de 1994, je dénonçais l’apparition d’un jargon économique particulièrement odieux et assurais que face à tant de non-sens, la clarté et le franc-parler retrouveraient bientôt leur rang. Le langage qui me défrisait à l’époque ? “Globalisation”, “dégraissage”, “marché” et l’aberration mathématique exprimée par tout individu se disant “engagé à 110 %” sur un quelconque projet. Époque bénie de l’innocence – puisque, en juillet 2017, quand un entrepreneur parle de son activité dans un billet de blog, voici ce qu’il vous garantit : “Nous nous mobilisons à 1 000 000 % pour faciliter le changement à travers des efforts positifs, concrets et novateurs.” Quand j’ai lu cette perle la semaine dernière, j’ai seulement haussé les épaules.
Hyperboles, oxymores et néologismes
J’ai pu noter deux choses au cours des vingt dernières années. La langue des affaires est devenue un incompréhensible galimatias. Et j’ai arrêté de prédire que le marché apporterait bientôt un correctif à cette déplorable tendance. Je suis sûre à 110 % qu’il n’en sera rien. La situation ne s’est pas seulement aggravée sur le plan quantitatif, les maîtres de ce nouveau pidgin repoussent sans cesse les limites, anéantissant toutes mes tentatives de leur faire honte.
Howard Schultz compte parmi les champions toutes catégories. Le PDG de Starbucks m’a inspiré plus de chroniques que n’importe quel autre chef d’entreprise, mort ou vif. Et vu ses récentes fulgurances, il n’est pas près d’arrêter. En début d’année, c’est avec le plus grand sérieux qu’il a annoncé que les nouveaux cafés Starbucks offriraient désormais “une expérience ultra premium, immersive et précurseur.”
Dans ce charabia pur premium et assez précurseur au point de vue baratin, les deux seuls mots acceptables sont “une” et “et”. Howard Schultz nous sert ici une mixture de vieux jargon et d’ajouts plus récents de la novlangue moderne, assaisonnés d’une petite touche personnelle. Si rebattue soit-elle, cette “offre” d’une “expérience” n’en est pas moins crispante, les qualificatifs “ultra” et “premium” relèvent d’une inflation textuelle parfaitement inutile et si l’adjectif “immersif” est effectivement à la mode ces jours-ci, on peut se demander s’il est le plus approprié dans un contexte de café bouillant. La vraie innovation étant ce “précurseur”. On ne voit pas forcément bien ce que c’est, mais ça a l’air fantastique.
Je conçois fort bien que Howard Schultz ne lise pas le Financial Times, et sans doute ses proches s’abstiennent-ils de lui envoyer les articles qui se gaussent de sa façon de s’exprimer. De toute façon, je doute qu’une telle lecture ait le moindre effet sur sa prose.
Le monde des affaires se répartit en deux catégories. Il y a ceux qui disent n’importe quoi (la majorité) et ceux qui ne disent pas n’importe quoi. La principale caractéristique des blablateurs invétérés comme Howard Schultz étant qu’ils ne voient simplement pas où est le problème.
Et en effet, où est le problème ? Alors que j’ergote depuis des décennies sur la bête signification des mots, Howard Schultz, lui, a changé le quotidien d’environ la moitié de l’humanité. C’est essentiellement grâce à lui que nous arpentons désormais nos villes en lapant du jus de chaussette dans des golelets en carton. Voilà ce que Howard Schultz a accompli, lui. Et cela rapporte, en plus. Son don pour les discours creux ne l’a pas desservi, bien au contraire. Les nouveaux “salons de café” Starbucks ont été réaménagés façon Willy Wonka [le patron de la chocolaterie du roman Charlie et la chocolaterie, de Roald Dahl], dans un style extraordinairement vulgaire, avec des grains de café fusant dans tous les sens à travers des tuyaux transparents. Une déco en toc et un discours à l’avenant.
Au fil des années, Howard Schultz a démontré à quel point la maltraitance de la langue pouvait rapporter gros dans les affaires. Ainsi, quand un analyste vous demande si vous avez des visées sur une entreprise, vous pouvez bêtement dire “non”, ce qui est un peu téméraire et non ambigu, ou bien vous pouvez répondre comme Howard Schultz il y a quelques années : “Je dirais que nous avons assez à digérer à moyen terme et, en toute honnêteté, rien n’indique dans notre ligne d’horizon que nous soyons intéressés par la mise en œuvre d’une quelconque acquisition.”
Mais ce n’est pas tout, Howard Schultz a également été l’un des pionniers de la surenchère émotionnelle. L’amour ne s’achète pas mais il peut apparemment compenser la faiblesse des salaires. C’est pourquoi près de 100 000 employés de Starbucks – dont la plupart n’ont jamais croisé Howard Schultz et sont payés environ 10 dollars de l’heure – ont reçu un email de leur PDG signé “avec tout mon amour et mon respect”.
Les bonimenteurs ne changeront jamais. Ou plutôt, rien dans ma ligne d’horizon n’indique un prochain retour du bon sens et de la raison.
Ce qui ne suffit pas à réduire à néant mes décennies de combat contre ce fléau. La poignée d’irréductibles persistant à ne pas dire n’importe quoi jouit en effet du privilège inégalé de se payer la tête de ceux qui le font. Au fil des années, ces austères et courageux résistants m’ont fait parvenir des exemples dont nous proposons ci-dessous une sélection. Je n’ai pas de déclaration d’amour à faire aux lecteurs du Financial Times, mais je respecte et je remercie tous ceux qui ont eu la gentillesse de m’envoyer ces authentiques pépites.
J’ai passé le dernier mois à parcourir la collection de baratin entrepreneurial que j’ai accumulée au cours des années avec en tête le projet d’en publier un jour les plus beaux échantillons. C’est à l’issue de ce minutieux examen qu’il m’est apparu que, comme toutes les langues, la novlangue de l’économie avait ses propres règles. En voici huit, accompagnées des plus brillants exemples pour les illustrer.
Règle n° 1 : Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Si la méthode journalistique consiste à “simplifier, puis à exagérer”, la novlangue d’entreprise, elle, repose sur la complexification et l’obscurcissement.
À titre d’exemple, citons ce responsable des ressources humaines qui, l’an dernier, appelait l’ensemble de ses collaborateurs à “rester conscients de la perception de [leur] image de marque personnelle”. En d’autres termes : pensez à rentrer votre chemise dans votre pantalon.
Il est intéressant de noter qu’avec ce procédé de complexification / obscurcissement, un ou deux mots judicieusement choisis peuvent parfois faire l’affaire. Prenez le titre de ce rapport 2005 de la Réserve fédérale américaine, un chef-d’œuvre du genre : “Robustification de l’apprenabilité”.
Règle n° 2 : Ayez l’euphémisme facile
La direction d’Uber s’est particulièrement illustrée dans ce domaine ces derniers mois en produisant de petits bijoux de sémantique à effet soporifique instantané.
L’entreprise a notamment reconnu avoir “sous-investi l’expérience du chauffeur” et souffrir d’un “déficit réputationnel”, dans l’espoir sans doute que personne ne remarque qu’elle grugeait copieusement ses chauffeurs et se souciait de son image comme de sa première machine à expresso.
Cette règle se prête particulièrement aux cas de licenciements et autres “dégraissages”. La dernière comparaison en date nous étant livrée ici par une société de gestion de capital chez qui la prochaine vague de licenciements s’apparentait ni plus ni moins à “une cure de remise en forme avec renouvellement cellulaire pour ramener les profits de l’entreprise au top”.
La palme revient toutefois probablement aux responsables de la société EY qui ont eu la délicatesse d’annoncer à leurs futurs ex-employés qu’ils “attendaient avec impatience de pouvoir renforcer leur réseau d’anciens”.
Règle n° 3 : Néologisez !
Vive la bravitude ! L’un des grands charmes de la novlangue d’entreprise réside dans son incroyable souplesse syntaxique. Vous pouvez construire des mots comme des Lego. Le PDG de United Airlines, Oscar Munoz, nous a récemment régalés avec une superbe illustration de cette règle en évoquant le “désavionnement” d’un passager qui avait été escorté manu militari hors d’un appareil en avril dernier.
Mon petit chouchou étant néanmoins cet éclair de génie d’un responsable qui, à l’heure de rédiger son mémo, livre cette conclusion : “Certains termes semblent confusants”. Je sens qu’il est sur une piste.
Règle n° 4 : On n’accorde jamais trop de place à l’émotion
Tout a commencé en 2003 quand feu Jimmy Lee, à l’époque vice-président de la banque, a envoyé un email à tous les salariés des services financiers de JP Morgan : “Appelez un de vos clients et dites-lui que vous l’aimez. Il se souviendra de cet appel.”
Depuis, Irene Rosenberg, responsable de Kraft, lui dispute la palme du sentimentalisme dégoulinant en s’autoproclamant “PDG de la joie” pendant que John Cahill, PDG de McCann Health, nous l’affirme : “C’est en redoublant d’humanité que l’on crée la magie des meilleurs lendemains.”
Règle n° 5 : Si votre produit est simple, faites-le paraître compliqué
Toyota ne fabrique plus des voitures mais des “solutions de mobilité durables” ; Amazon a cessé de vendre des livres pour des “contenus de lecture” ; Speedo n’est plus le spécialiste du bonnet de piscine mais propose d’excellents “systèmes de gestion capillaire”, tandis que les bouteilles d’eau Nestlé sont désormais des “boissons adaptées au mode de vie nomade”. Le plus stupéfiant dans cette règle étant qu’elle n’a strictement aucune raison d’exister.
Et les gagnants sont…
Mais les vrais seigneurs ne se plient pas à toutes les règles, ils choisissent celles qui les arrangent. Ci-dessous, vous trouverez mes trois nominés au panthéon de la novlangue. Chacun se distingue dans une catégorie différente, mais tous méritent leur médaille.
Je propose le bronze pour Rob Stone, PDG de l’agence publicitaire Cornestone et interprète héroïque du concerto pour pipeaux Clichés, métaphores et verbiage creux. Extrait : “À mesure que les marques évoluent à l’échelle mondiale, elles se mettent à l’affût de la perspective mondiale, inédite et intrépide, qui a toujours fait partie de leur ADN.”
L’argent revient à Angela Ahrendts [à la tête de Burberry de 2006 à 2014], qui a écrit dans un rapport annuel de la société ce qu’il nous faut bien considérer comme le charabia le plus abscons jamais rédigé : “Sur le plan de la vente, Burberry s’est retiré des angles qui n’étaient pas en ligne avec le statut de l’image de marque et a investi dans la présentation par le biais d’une amélioration des échantillons et l’existence d’espaces dédiés et personnalisés sur des perspectives clés.”
Cela fait des années que je soumets cet échantillon-là à des spécialistes, aucun n’a jamais réussi à m’expliquer pourquoi un fabricant d’imperméables se préoccupait tant de géométrie.
La médaille d’or, enfin, est attribuée à John Chambers qui, à l’époque où il dirigeait Cisco, avait envoyé l’e-mail suivant à ses subordonnés : “Chère team, nous allons réveiller le monde et rapprocher un peu plus notre planète du futur.”
Des mots simples, une syntaxe limpide, mais le résultat est là : une bouse à la fois spectaculaire et terrifiante, encore fumante.
Depuis cette phrase d’anthologie, il semblerait bien que notre planète soit parvenue à atteindre le futur sans l’assistance de qui que ce soit.
Lucy Kellaway – Bienvenue dans l’enfer de la novlangue d’entreprise, Financial Times (2017)
Questions
- A votre avis, pourquoi la novlangue s’est imposée en entreprise ces dernières années ?
Atelier d’écriture
Vous êtes responsable de la communication des assurances Gan. Après la diffusion d’un reportage qui a sévèrement impacté l’image de marque de l’entreprise pour laquelle vous travaillez, vous devez publier un communiqué de presse pour vous racheter une conduite.
Votre n-1 vous a transmis un premier jet, mais celui-ci est beaucoup trop formel. Vous devez donc le traduire dans la novlangue. L’objectif : utiliser des euphémismes, des tournures de phrase qui ont l’air de vouloir dire des choses mais qui sont vides de sens, des néologismes pour dire quelque chose qui existe depuis longtemps…
Votre objectif, en tant qu’étudiant, c’est avant tout de vous amuser avec le français et d’exagérer. Le texte proposé est une base de travail : vous pouvez très bien ajouter des formulations, en supprimer… bref, faites vous plaisir.
Chers clients,
Chez Gan, nous avons l’objectif de satisfaire l’intégralité de nos clients, qu’ils soient professionnels ou des particuliers. La réussite de notre entreprise est liée à vous.
Un reportage sur nos méthodes de recrutement a été diffusé par France 2 dans l’émission InfraRouges. Ce documentaire présente notre entreprise sous un mauvais jour. En effet, Gan passe pour des recruteurs déshumanisants et humiliants ce qui ne correspond pas aux valeurs de l’entreprise. Nous avons à cœur de placer l’être humain au centre de notre métier.
Cependant, le documentaire est mensonger. En effet, il a de toute évidence été monté afin de nuire à l’image de Gan. Les questions des intervenants ont été orientées par les journalistes afin de présenter le recrutement comme une épreuve morale. Ces méthodes sont pourtant très classiques et permettent de recruter les meilleurs commerciaux.
Toute l’équipe de Gan continuera à être mobilisée pour défendre les valeurs qui nous sont chères.
Les bullshit jobs
En 2013, il publiait un article-choc sur le sujet : d’innombrables salariés de la finance, du marketing ou du secteur de l’information sont aujourd’hui convaincus d’occuper des emplois inutiles, absurdes, voire nuisibles pour la société. Dans son truculent essai Bullshit Jobs (« Boulots à la con »), paru le 5 septembre aux éditions Les liens qui libèrent, David Graeber, anthropologue et professeur influent de la London School of Economics, explore les racines de ce phénomène, dont les conséquences ne se limitent pas à la souffrance professionnelle. Car au-delà, explique-t-il, notre société entière échoue à utiliser le progrès technologique comme un outil de libération des individus.
Les emplois inutiles que vous décrivez n’ont-ils pas toujours existé ?
Oui, mais ils se sont multipliés de façon exponentielle ces dernières décennies. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les salariés conscients de la faible utilité de leurs emplois, comme ceux rencontrés pour ce livre : le consultant, dont les rapports ne sont lus par personne, l’assistant brassant de l’air car son chef a besoin de justifier sa position hiérarchique, l’avocat d’affaires gagnant de l’argent uniquement grâce aux erreurs du système… Des millions de personnes souffrent aujourd’hui d’un terrible manque de sens, couplé à un sentiment d’inutilité sociale. Ce qui peut sembler paradoxal : en théorie, l’économie de marché, censée maximiser les profits et l’efficacité par le jeu de la concurrence, ne devrait pas permettre à ces jobs peu utiles d’exister.
Comment expliquer leur prolifération ?
Par bien des aspects, le système où nous vivons relève moins du capitalisme que d’une forme de féodalité managériale. Depuis les « trente glorieuses », les salaires ont décroché par rapport aux profits. Ces derniers sont captés par le secteur financier, qui les redistribue à un petit nombre de personnes, comme au Moyen Age, par le biais d’un jeu de strates et de hiérarchies complexe.
Dit autrement : la finance d’aujourd’hui contribue peu à la fabrication de biens et services – et donc de valeur. Une grande partie des profits des banques américaines provient ainsi des frais et pénalités infligés aux clients ne respectant pas leurs règles. Une bonne partie provient également de l’achat et vente de dettes contractées par d’autres.
Le problème se résume-t-il à la montée en puissance de la finance depuis quarante ans ?
Pas seulement. Il y a un malentendu fondamental lorsque l’on décrit le passage de l’industrie aux services de nos sociétés durant le XXe siècle. La part des services traditionnels – restauration, coiffeurs… – est en effet restée stable au fil des décennies, autour de 20 % de la main-d’œuvre. En revanche, celle liée aux emplois du secteur de l’information au sens large – informatique, finance, assurance, communication… – a explosé. C’est là qu’une bonne partie des bullshit jobs se concentrent.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, être payé pour ne pas faire grand-chose engendre une grande souffrance morale. Pourquoi ?
Les hommes tirent leur bonheur du sentiment d’avoir prise sur le monde. De contribuer à sa bonne marche, d’une façon ou d’une autre. La violence spirituelle qu’engendre l’absence de sens des bullshit jobs, tout comme le sentiment d’inutilité et d’imposture, est destructrice, moralement et physiquement.
Pourquoi les salariés concernés ne se révoltent-ils pas ?
Comment le pourraient-ils ? Le travail est aujourd’hui une part déterminante de notre identité – lorsqu’un inconnu vous demande ce que vous faites, vous répondez par votre métier. Tel est le paradoxe de l’emploi contemporain : même lorsque les personnes détestent leur job, elles y restent profondément attachées. Beaucoup tirent même leur dignité précisément du fait qu’elles souffrent au travail.
Cela tient à notre conception théologique du travail, enracinée dans la chrétienté : il est un devoir, il est le propre de la condition humaine et « forge » le caractère. Celui qui ne fait pas sa part est indigne. Cette vision est, en outre, l’autre face du consumérisme : on souffre au travail pour s’autoriser ensuite à consommer une fois rentrés à la maison.
Pourquoi les métiers les plus utiles socialement, comme les infirmières ou les instituteurs, sont-ils si peu considérés ?
Ils sont également mal payés : on observe une relation inverse entre la valeur sociale d’un emploi et la rémunération que l’on en tire. C’est vrai pour tous les jobs liés au soin des personnes (à l’exception des médecins). Ces emplois engendrent une forme de « jalousie morale », c’est-à-dire un ressentiment face aux activités dénotant une plus grande élévation morale. Tout se passe comme si la société entière songeait : les infirmiers, les instituteurs, eux, ont la chance de compter dans la vie des autres, ils ne vont pas en plus réclamer d’être bien payés ! Il en va de même avec les artistes.
Ce ressentiment nourrit-il le populisme ?
Oui. Aux Etats-Unis, le populisme de droite à deux caractéristiques : le respect du corps militaire et la haine des élites progressistes, en particulier culturelles. Les deux sont liés. Pour les enfants des classes populaires, intégrer l’« intelligentsia » est un rêve plus inaccessible encore que celui de gagner de l’argent, car cela exige des réseaux dont ils ne disposent pas. Pour eux, la seule institution offrant une possibilité d’ascension sociale est l’armée.
En 1930, Keynes prédisait que l’automatisation des tâches permettrait de limiter le temps de travail à vingt heures par semaine. Pourquoi cela ne s’est-il pas produit ?
C’est l’autre paradoxe de l’époque : alors que nos grands-parents rêvaient que l’automatisation libère leurs enfants des travaux difficiles, nous craignons aujourd’hui que les robots prennent nos emplois. Mais si cela se produit, et que plus personne ne touche de salaire, qui consommera les biens fabriqués pas les machines ?
Nos économies échouent à utiliser l’automatisation pour libérer les individus des bullshit jobs, parce qu’elles sont incapables de concevoir une autre organisation, où le travail tiendrait une place différente.
Cette libération pourrait passer par l’instauration d’un revenu de base, selon vous. Quels sont les obstacles ?
En grande partie, la conception théologique du travail que nous avons évoquée. Les sceptiques disent : si l’on donne un revenu à tout le monde, certains en profiteront pour ne rien faire, ou deviendront des mauvais poètes dont on n’a pas besoin. Mais en quoi serait-ce pire que les jobs absurdes d’aujourd’hui ? Au moins, les individus seraient plus heureux.
Nous passons nos journées à rêver de ce que nous pourrions faire si nous avions du temps, mais politiquement, nous ne sommes pas prêts. Au cours des millénaires, nombre de sociétés sont pourtant parvenues à une organisation où l’occupation du temps libre n’était pas un problème, et où des classes entières n’étaient pas contraintes de consacrer leur vie à des activités qu’elles haïssent.
David Graeber : « Les “bullshit jobs” se sont multipliés de façon exponentielle ces dernières décennies », propos receuillis pour Le Monde par Marie Charrel (11 septembre 2018)
Questions :
- Qu’est-ce qu’un « bullshit job » et pourquoi il en existe de plus en plus ?
- Imaginez un « bullshit job » dans le cadre de votre formation.
- Doit-on, selon-vous, remettre en cause notre conception du travail ? Pourquoi ?