Le syndrome de Paris, ou la désillusion

La scène se déroule sur les hauteurs de Montmartre. Avec l’impression que le Sacré-Cœur domine tout Paris. Quelques passants arpentent la colline. D’autres, du coin de l’œil, surveillent leurs bambins assis dans un manège. Au détour d’une rue, encore, une façade rouge se distingue, le Café des 2 moulins. Une serveuse, brune à la coupe carrée et aux habits rouges, s’agite. Le tout sur un air d’accordéon et en couleur sépia.
Non, non, ce n’est pas Paris, ou plutôt pas le Paris des Parisiens, mais celui d’Amélie Poulain. En dehors de la France, voilà l’image idéalisée de la capitale. Les plus modernes auront comme référence Emily in Paris, et ses rues dépourvues de crottes de chien. Difficile de ne pas rire nerveusement à la vue de ces images dégoulinantes de perfection, surtout lorsqu’on peine à respirer sur la ligne 8 du métro.
Ce décalage est tel qu’il produit, chez certains voyageurs, un choc émotionnel très fort. C’est le « syndrome de Paris ». Touchant en particulier les touristes japonais, ce trouble a été diagnostiqué pour la première fois en 1986 par Dr Hiroaki Ota, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne à Paris. Dans « Les Japonais en voyage pathologique à Paris : un modèle original de prise en charge transculturelle », article publié en 2004, le médecin définit ce déphasage.
Il se manifeste d’abord par des troubles du comportement comme de l’agressivité envers soi ou envers les autres, des délires. Il existe aussi des états d’angoisse très forts, conduisant à une dépersonnalisation, voire à une dissociation. Pour apaiser ces symptômes, un traitement médicamenteux ou un soutien psychologique doivent être envisagés.
Idéal vs réalité
C’est en grande partie les touristes japonais qui sont concernés par cette désillusion. Dans leur culture, l’idéalisation de la France est très forte depuis le XIXe siècle, d’après le psychiatre, lui-même originaire du Japon. Paris constitue ainsi la capitale de la culture européenne. Plus fort encore, il existe l’idée que « l’Europe [est] à l’origine de la culture américaine » pour les Nippons.
La dissonance entre la réalité et l’image véhiculée est d’autant plus grande qu’un phénomène d’acculturation se produit parfois. Autrement dit, certains Japonais ont pu adopter les codes, les coutumes et l’imaginaire de la France sans véritablement en avoir fait l’expérience. Pas de rats, sauf peut-être ceux dans Ratatouille. Pas de trains bondés, ni de rues remplies de voitures, mais de belles balades sur les ponts de la capitale, comme dans Emily in Paris. Pas de Paris rongée par la pauvreté, mais la vision idéalisée d’une ville des artistes à la Belle Époque, comme dans Midnight in Paris. Bref, qui ne voudrait pas vivre dans cette représentation aseptisée ?
Imprévus
Une fois dans la Ville Lumière, plusieurs facteurs peuvent donc expliquer ce décalage, d’après les scientifiques. Outre la réalité dégradée de la capitale et le surmenage lié parfois au voyage, la barrière de la langue peut aussi accentuer le sentiment d’étrangeté. Les relations sociales, qui sont fondées sur « l’appartenance à un groupe » au Japon, peuvent également être mises à mal et favoriser l’isolement. Enfin, la culture latine, qui « autorise des fluctuations d’humeur et d’attitude interférant sur les comportements individuels », peut déconcerter les touristes.
Autant de symptômes qui participent à l’idée d’un « syndrome du voyageur ». Lorsqu’une personne est confrontée à la vraie nature d’un pays et ses aspects imprévus, elle peut ressentir un écart très grand entre son idéal et la réalité. Comme le syndrome de Florence, qui, cette fois-ci, choque par tant de splendeur.
Sophie Hienard – Le syndrome de Paris, ou la désillusion, Le Point (mars 2023)
Questions
- Résumez le syndrome de Paris
- Comment l’imaginaire de Paris contribue au voyage ?
Le flâneur des deux rives

Guillaume Apollinaire (1880 – 1918), poète français, né sujet polonais de l’Empire Russe.
Dans Le Flâneur des deux rives, il rassemble avant de mourir les récits de ses flâneries à Paris. Parti au combat dès 1914, il revient du front dans la capitale qu’il chérit mais qu’il trouve terriblement changée, à commencer par son quartier favori : Auteuil.
Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent le plus malheureux, ils ne les abandonnent point sans douleur.
C’est ainsi qu’en 1912, je ne vous quittai pas sans amertume, lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses. Je n’y devais revenir qu’en l’an 1916 pour être trépané à la Villa Molière.
Lorsque je m’installai à Auteuil en 1909, la rue Raynouard ressemblait encore à ce qu’elle était du temps de Balzac. Elle est bien laide maintenant. Il reste la rue Berton, qu’éclairent des lampes à pétrole, mais bientôt, sans doute, on changera cela.
C’est une vieille rue située entre les quartiers de Passy et d’Auteuil. Sans la guerre elle aurait disparu ou du moins serait devenue méconnaissable.
La municipalité avait décidé d’en modifier l’aspect général, de l’élargir et de la rendre carrossable.
On eût supprimé ainsi un des coins les plus pittoresques de Paris.
C’était primitivement un chemin qui, des berges de la Seine, montait au sommet des coteaux de Passy à travers les vignobles.
La physionomie de la rue n’a guère changé depuis le temps où Balzac la suivait lorsque, pour échapper à quelque importun, il allait prendre la patache[1] de Saint-Cloud qui l’amenait à Paris. […]
Mais que le passant entre dans la rue Berton, il verra d’abord que les rues qui la bordent sont surchargées d’inscriptions, de graffiti, pour parler comme les antiquaires. Vous apprendrez ainsi que Lili d’Auteuil aime Totor du Point du Jour et que pour le marquer, elle a tracé un cœur percé d’une flèche et la date de 1884. Hélas ! pauvre Lili, tant d’années écoulées depuis ce témoignage d’amour doivent avoir guéri la blessure qui stigmatisait ce cœur. Des anonymes ont manifesté tout l’élan de leurs âmes par ce cri profondément gravé : Vive les Ménesses[2] !
Et voici une exclamation plus tragique : Maudit soit le 4 Juin 1903 et celui qui l’a donné. Les graffites patibulaires[1] ou joyeux continuent ainsi jusqu’à une construction ancienne qui offre, à gauche, une porte cochère superbe flanquée de deux pavillons à toiture en pente ; puis on arrive à un rond-point où s’ouvre la grille d’entrée du parc merveilleux qui contient une maison de santé célèbre, et c’est là que l’on trouve aussi l’unique chose qui relie — mais si peu, puisque la poste est très mal faite — la rue Berton à la vie parisienne : une boîte à lettres.
Un peu plus haut, on trouve des décombres au-dessus desquels se dresse un grand chien de plâtre. Ce moulage est intact et je l’ai toujours vu à la même place, où il demeurera vraisemblablement jusqu’au moment où les terrassiers viendront modifier la rue Berton. Elle tourne ensuite à angle droit et, avant le tournant, c’est encore une grille d’où l’on voit une villa moderne encaissée dans une faille du coteau. Elle paraît misérablement neuve dans cette vieille rue, qui dès le tournant, apparaît dans toute sa beauté ancienne et imprévue. Elle devient étroite, un ruisseau court au milieu, et par-dessus les murs qui l’enserrent, ce sont des frondaisons[2] touffues qui débordent du grand jardin de la vieille maison de santé du docteur Blanche[3], toute une végétation luxuriante qui jette une ombre fraîche sur le vieux chemin.
Des bornes, de place en place, se dressent contre les murs et au-dessus de l’une d’elles on a apposé une plaque de marbre marquant que là se trouvait autrefois la limite des seigneuries de Passy et d’Auteuil.
[1] Patibulaires : inquiétants, menaçants
[2] Frondaisons : Feuillages
[3] Emile Blanche (1820 – 1893) : célèbre docteur parisien spécialisé dans les maladies mentales
[1] Patache : transport en commun de mauvaise qualité
[2] Ménesses : prostituées
Guillaume Apollinaire – Le flâneur des deux rives (1918)
Questions :
- Pourquoi Apollinaire déclare-t-il que la rue Raynouard du qaurtier d’Auteuil est bien laide maintenant ?
- Relevez trois raisons pour lesquelles Apollinaire regrette les travaux de modernisation de la capitale qui affectent Auteuil.
- À quel propos Apollinaire évoque-t-il la « beauté ancienne et imprévue » que le passant peut trouver à Paris » ?
Monter à Paris

Louis Aragon (1897 – 1982), poète, romancier et écrivain français. Aragon fait partie des grands animateurs du dadaïsme puis du surréalisme Parisien, avec Breton, Éluard, Tzara et Soupault.
Le personnage de Paulette se rend à Paris pour l’Exposition universelle de 1889. Le roman s’ouvre sur les lignes qui suivent et qui correspondent au moment où Paulette aperçoit la tour Eiffel.
« Oh, quelle horreur! » s’écria Paulette.
Il faisait un temps magnifique, un de ces ciels où c’est un bonheur qu’il y ait des flocons de nuages, pour que quelque chose y puisse être de ce rose léger qui les rend plus bleus. Au débusqué du Trocadéro, sur les marches, on se heurtait à cette grande cloche vide au-dessus de Paris, de la Seine et des jardins. Les jardins dévalaient toutes eaux dehors cascades, bouquets d’écume, jets surgis en panaches de la pièce centrale et chargés dans la lumière de statues d’or étincelantes, de massifs de fleurs vivaces, avec une couronne d’arbres inclinés jusqu’au fleuve, d’où jaillissaient, de droite et de gauche, tourelles et terrasses, de bizarres architectures de bois aux toits de couleur. Dans tout cela, la foule, une foule ahurie, bigarrée, avec des Arabes, des Anglais, des Parisiens, des badauds grimpés, le melon sur le nez, sur des ânes blancs conduits par des fellahs, les extravagantes modes de l’année avec leurs tournures embarrassantes et les petits chapeaux étroits et perchés, retenus d’une bride sous le menton, la flâne des ouvriers en blouse, des enfants qui courent dans vos jambes, et l’un d’eux dans les escaliers tombe et pleurniche, les pantalons rouges des militaires, les chéchias des spahis, les redingotes noires et cintrées de messieurs barbus qui pérorent, des flopées et des flopées de gens qui arrivent et qui s’en vont, comme un chassé-croisé de fourmis où l’on était pris, avec un relent de poussière et de sueur, la sensation irrépressible qu’on entrait pour des heures dans un engrenage de fatigue et d’émerveillement, qu’on allait rouler avec les autres, sans pouvoir s’arrêter, sur cette pente où déjà depuis le matin s’étaient esquintés les visiteurs solitaires, les familles époustouflées, les mille et une nations du monde accourues pour l’Exposition.
« Oh, quelle horreur! » répéta Paulette..
Louis Aragon – Les voyageurs de l’Impériale (1942)
Questions :
- Qu’est-ce que Paulette trouve horrible ?
- Pensez-vous que cette image de Paris existe toujours ?
Paris désert
Je vous écris de 2020, une année assez décevante et peu prolifique en escapades. À chaque numéro d’A/R, je vous envoie une carte postale de mes voyages ici ou là. Aujourd’hui, je n’ai rien en stock. La faute aux frontières fermées et aux avions cloués au sol.
J’aurais dû vous écrire d’Éthiopie, où j’avais prévu de sillonner les hauts plateaux, de marcher sur les traces de Rimbaud et de prendre le train pour Djibouti. Bilan : walou. J’aurais dû vous écrire d’Antarctique, où je devais relater la vie des scientifiques sur les bases françaises. Ce ne sera pas pour tout de suite. Je ne verrai pas non plus le Pérou, adieu Machu Picchu.
Soit. Faisons avec ce que nous avons sous la main. Il est une ville que certains considèrent comme la plus belle au monde et que je ne visite pas souvent, car j’y vis. Paris, deux millions d’habitants, capitale de la France et première destination touristique mondiale, s’est brusquement vidée. Chance unique de la voir comme jamais. Panama est inaccessible, à nous Paname.
À la faveur du confinement, je me suis lancé dans de longues expéditions pédestres à travers la ville désertée (ne me lapidez pas, mon statut de journaliste me permettait de le faire légalement). Je partais du 19ème arrondissement avec comme seul objectif de me perdre sous le soleil d’avril. Quelques heures plus tard, j’errais sous les tours du 13ème ou dans les rues à ministère du 7ème.
Dans l’état second propre aux déambulations, j’ai sillonné les interstices urbains, salué les jeunes femmes lisant aux fenêtres de Ménilmontant, fouiné dans les cours intérieures du Sentier, profité de ma solitude dans le Marais. Sur les boulevards, j’ai vu les files d’attente aux supermarchés, les livreurs masqués et la police qui faisait la police. Sur l’île Saint-Louis, à l’heure du déjeuner, j’ai entendu les couverts s’entrechoquer dans un silence urbain inédit et à peine troublé par les éructations d’un clochard vitupérant contre l’absence d’humanité.
Pris d’une envie pressante, j’ai pu pisser dans les buissons des Tuileries sans choquer personne, car il n’y avait personne. J’ai lu sur les murs les slogans révoltés (« les hommes sont des connard ») et les messages de fraternité (« coucou les gens vous me manquez »). J’ai entendu les oiseaux qui kiffaient et j’ai longé une Seine plus claire que jamais.
Une fois déconfiné, je me suis adonné au tourisme. Cette grande tour en fer, la dernière fois que j’étais monté là-haut, c’était au XXème siècle. siècle. Miracle : aucune attente. En l’absence des Américains et des Chinois, j’étais en tête à tête (ou presque) avec la tour Eiffel. Paris vu d’en haut : splendeurs à tous les coins de rue.
Enivré par mon ascension solitaire, j’ai enchaîné sur le Louvre, où je n’avais pas mis les pieds depuis la victoire de Samothrace. Le musée étant dégarni, j’ai pu dériver devant Le radeau de la méduse sans être renversé par un troupeau armé de perches à selfie. Musarder solo dans les galeries égyptiennes. Caresser du regard les formes d’Aphrodite. Tomber en pâmoison devant les monumentaux taureaux androcéphales de Mésopotamie. Splendeur à tous les coins de galeries. Tout ça, c’était là, à deux pas de chez moi. C’était là, sous mes yeux.
Paris, c’est pas le Pérou. Mais c’est Paris tout de même.
Julien Blanc-Gras – Paris désert, la carte postale, pour A/R Mag (1er février 2021)
Questions :
- Pourquoi Paris confiné reste Paris ?
- Quel semble être le premier problème du tourisme à Paris ?
Écriture personnelle :
En vous basant sur le thème « Paris, capitale touristique », vous écrirez un plan détaillé qui répond à la problématique suivante :
« Paris peut-elle être considérée comme une capitale touristique ? »