II .1) Paris, capitale décisionnaire


Victor Hugo – Suprématie de Paris (1867)

On sait ce que c’est que le point vélique[1] d’un navire ; c’est le lieu de convergence, endroit d’intersection mystérieux pour le constructeur lui-même, où se fait la somme des forces éparses[2] dans toutes les voiles déployées. Paris est le point vélique de la civilisation. L’effort partout dispersé se concentre sur ce point unique ; la pesée[3] du vent s’y appuie. La désagrégation des initiatives divergentes dans l’infini vient s’y recomposer et y donne sa résultante. Cette résultante est une poussée profonde, parfois vers le gouffre, parfois vers les Atlantides[4] inconnues. Le genre humain, remorqué, suit. Percevoir, pensif, ce murmure de la marche universelle, cette rumeur des tempêtes en fuite, ce bruit d’agrès[5], ces soufflements d’âmes en travail, ces gonflements et ces tensions de manœuvre, cette vitesse de la bonne route faite, aucune extase ne vaut cette rêverie. Paris est sur toute la terre le lieu où l’on entend le mieux frissonner l’immense voilure invisible du progrès.

Paris travaille pour la communauté terrestre.

De là autour de Paris, chez tous les hommes, dans toutes les races, dans toutes les colonisations, dans tous les laboratoires de la pensée, de la science et de l’industrie, dans toutes les capitales, dans toutes les bourgades, un consentement universel.

Paris fait à la multitude la révélation d’elle-même. Cette multitude que Cicéron appelle plebs, que Bessaron[6] appelle canaglia, que Walpole[7] appelle mob, que de Maistre[8] appelle populace, et qui n’est pas autre chose que la matière première de la nation, à Paris elle se sent Peuple. Elle est à la fois brouillard et clarté. C’est la nébuleuse qui, condensée, sera l’étoile.

Paris est le condensateur.

Questions

  1. Quelle est l’image développée par Hugo dans le premier paragraphe ?
  2. Pourquoi affirme-t-il que « Paris travaille pour la communauté terrestre »
  3. Comment défineriez-vous les termes plebs, canaglia et mob ?
  4. Expliquez la dernière phrase de ce texte.

[1] Point vélique : centre de la voilure d’un bateau
[2] Éparses : dispersées
[3] Pesée : puissance
[4] Atlantides : continents fabuleux que les Grecs pensaient enfouis au fond de la mer
[5] Agrès : matériel servant aux maniements de voiles sur un navire.
[6] Basilius Bessarion (1403 – 1472) : penseur byzantin
[7] Robert Walpole (1676 – 1745) : homme d’État britannique
[8] Joseph de Maistre (1753 – 1821) : écrivain et homme d’État français.


Daniel Maquart et Georges Sarre, Ce que Paris nous dit, 1995

François Mitterrand renoue, spectaculairement avec la grande tradition urbaine du pouvoir : celle des édifices à forte charge symbolique. En 14 années, il aura à lui seul bâti bien davantage que tous les autres présidents de toutes les autres républiques française réunis ! Le Louvre sommeillait entre un musée vieillissant et un ministère des finances puissants, mais discret ; il devient un haut-lieu public dans la pyramide signifie clairement, ostensiblement le rôle d’édifice central de Paris. La Défense est à la fois terminée par la grande arche et ouverte sur des prolongations ultérieures de l’action royale qui ordonne l’espace vers l’ouest. A lui seul, le nouveau ministère des Finances à Bercy symbolise par son esthétique massive la permanence de l’État dans notre pays. A la place d’une gare désaffectée, l’Opéra Bastille donne le signal de l’incorporation d’un nouveau quartier au Paris contemporain. Discutée mais réalisée, la bibliothèque de France marque l’importance de l’écrit dans la culture, au moment où l’audiovisuel pourrait la faire oublier. A cette mémoire du livre répond la restauration de la grande galerie du Museum, afin d’en faire une mémoire accessible des espèces vivantes et disparues.

Agissant à l’un souverain de la renaissance, le président marque ainsi symboliquement la capitale d’édifices nouveaux ou reconstruits, chargés de sens, comme si, en cette incertaine fin de siècle, il lui avait paru nécessaire d’affirmer les fondations même du pays. « France, mère des arts, des armes et des lois » écrivait jadis Joachim du Bellay. C’est peut-être ce message que contiennent les grands monuments présidentiels à l’heure de l’Europe et de la mondialisation.

Les conséquences de ce travail sont importantes. A la place de l’urbanisme planificateur épris de fonctionnalisme, il met l’architecte au centre du devenir urbain. Il refait ainsi de Paris un haut lieu de l’architecture mondiale tout en offrant à nos entreprises des cartes de visite flatteuses, et en contribuant au maintien de l’emploi. Il accroît enfin la lisibilité internationale de la métropole nationale. Remarquons cependant qu’il ne touche en rien aux conditions de vie des habitants, pas plus qu’il n’a cherché à mettre un peu plus de cohérence dans le développement urbain. L’État semble ainsi renoncer à ordonner ce développement à travers une vision d’ensemble. Ce n’est plus là son propos principal.

Questions :

  1. Comment Paris montre-t-il au monde entier le pouvoir de l’Etat français ?
  2. A votre avis, serait-il possible de combiner cette politique de grands monuments avec une planification plus globale du développement de la capitale ?

Michel Pinçon et Monique Pinçon Charlot – Sociologie de Paris (2014)

Dans le monde, il n’est pas rare que la capitale politique ne soit pas la ville principale dans les domaines de l’économie ou de la culture, ni même la plus peuplée. C’est le cas pour les États-Unis, le Brésil, les Pays-Bas ou l’Inde. En France, la plus grande ville est aussi la capitale et concentre les institutions du pouvoir politique. De même pour les représentations diplomatiques et les administrations centrales. Jusqu’au siège de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), qui est situé 11,  rue de la Baume, dans le 8e arrondissement, tandis que l’Assemblée permanente des Chambres d’agriculture occupe un ancien hôtel particulier de la famille de Ganay au 9 de l’avenue George V, dans le même arrondissement, à deux pas des Champs-Élysées.

La plupart des palais de l’État, la résidence du président de la République (palais de l’Élysée), celle du Premier ministre (hôtel Matignon), l’Assemblée nationale (palais Bourbon) ou le Sénat (palais du Luxembourg), furent les demeures de grands aristocrates avant d’abriter les élus du peuple. Pendant la Révolution, les biens des émigrés furent confisqués. Les ministères et les ambassades s’installèrent dans le faubourg Saint-Germain. La Restauration n’inversa pas le mouvement, d’autant que, progressivement, les modes de vie changèrent. Ce fut en partie sous la pression de l’élévation du coût de la domesticité, très nombreuse dans de telles demeures. Peu à peu nobles fortunés et grands bourgeois préférèrent le confort de vastes appartements à la majesté de palais devenus trop lourds à gérer.

Mais Paris est aussi le lieu privilégié de la contestation des pouvoirs établis. Les journées révolutionnaires du XIXe siècle et les mouvements sociaux du XXe y prirent souvent naissance. Sa turbulence contribue à faire aussi de la capitale celle des manifestations qui rassemblent sur le pavé parisien d’imposants cortèges.

Questions

  1. Quelle est la différence majeure entre Paris et certaines autres capitales du monde ?
  2. Quels sont les lieux de pouvoir concentrés dans Paris ?
  3. Pour quelles raisons ils font également de Paris la capitale des contestations ?

Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de Paris, 1996

Le hasard a  peu de place en géographie humaine : Paris, Rome, Londres, Copenhague, Prague sont là pour le prouver : Rome, au milieu de la botte italique et au centre du bassin méditerranéen, Londres au cœur du bassin géologique qui porte son nom et sur la Tamise vers laquelle confluent la plupart des cours d’eau, Copenhague au bord du Sund, clé de la Baltique, Prague, au centre géométrique du quadrilatère de Bohême, sur la Vlata-Moldau qui draine l’essentiel du réseau fluvial tchèque et roule deux fois plus d’eau que l’Elbe.

L’importance de Paris est également dictée par sa situation. Si elle paraît excentrée vers le nord, c’est que la capitale de la France est, en réalité, le centre géographique d’un ensemble excluant le bassin de la Garonne et la vallée du Rhône, mais comprenant la Belgique et la Rive Gauche allemande du Rhin : Paris est à 308 km de Bruxelles, 457 km de Cologne, 456 de Strasbourg, 461 de Lyon, 375 de Limoges, 374 de Nantes et 592 de Brest. Si la Manche ne constituait pas un réel obstacle on pourrait ajouter Londres à cette liste à moins de 400 km à vol d’oiseau de Paris. Cette aire d’environ 400000 km² (100000 de plus que les îles britanniques ou l’Italie, autant que l’Espagne de langue castillane) correspond au bassin sédimentaire dit parisien et à ses marges au relief anciens, Massif armoricain, nord du Massif central dont les eaux s’écoulent vers la Loire et la Seine, Jura, Vosges, Ardennes et Eifel. Paris est le cœur d’une région constituée par des bassins fluviaux de la Loire de la Seine et du couple Meuse/Rhin occidental, ouverte vers l’Atlantique, la Manche, l’outre Rhin et les Alpes.

C’est cette position centrale qui a permis à Paris d’accueillir les apports culturels ou économiques de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Italie, dans une moindre mesure de l’Espagne plus lointaine et de diffuser à son tour vers ces pays les inventions et les richesses françaises. C’est dans cette région parisienne élargie qu’ont eu lieu les premiers échanges importants à l’échelle de l’Europe occidentale : les foires de Champagne où se rencontraient négociants flamands et italiens. C’est là qu’est né l‘art gothique appelé à rayonner sur tout le continent. C’est de ce creuset qu’est sortie la langue française qui régnait à la fin du XIIIe siècle sur l’Angleterre, la Flandre et même l’Italie.

Au moment même où Dante exalte la langue italienne, la Description du Monde de Marco polo est diffusée dans le texte français rédigé par Rusticien de Pise. 4 siècles plus tard, l’absolutisme monarchique, le français, l’art et la littérature classique se diffuseront depuis Versailles jusqu’à Saint-Pétersbourg, Stockholm et Lisbonne.

L’histoire de Paris est donc légèrement une histoire de la France et de l’Europe.

Questions

  1. Marseille est également un lieu d’échanges économiques et culturels entre les deux rives la Méditerranée. Pensez-vous qu’elle puisse prétendre au statut de capitale, comme Paris ?
  2. Le rayonnement de Paris à l’international est-il toujours actuel ?

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