Claude Prudhomme, « Interdits alimentaires, religions, convivialité » (2017)
L’existence de prescriptions alimentaires d’origine religieuse est un fait universel et constant. Plus encore que le vêtement, les interdits alimentaires sont un marqueur auquel les sociétés se réfèrent pour identifier les croyances et distinguer les croyants. […]
Judaïsme : le pur et l’impur
Examinons d’abord les règles dans le judaïsme. La Bible hébraïque, ou plus exactement la Torah, est la plus prolixe, à cause de l’abondance (relative) des prescriptions contenues pour l’essentiel dans deux livres, le Deutéronome (Dt) et le Lévitique (Lv). Ces livres établissent des classifications précises qui permettent de séparer parmi les mammifères, les oiseaux et les animaux aquatiques ceux qui sont purs et impurs, donc pour les seconds, interdits à la consommation. Par exemple, les mammifères ruminants purs doivent avoir le sabot fendu ; dans le cas contraire, ils sont réputés impurs. C’est le cas du chameau, du lapin et du daman qui ruminent mais n’ont pas de sabots fourchus. Inversement, un mammifère qui a un sabot fendu doit être un ruminant sous peine d’être lui aussi impur (Dt 14 : 7-8). C’est le cas du porc : la présence d’un sabot fendu chez un animal qui n’est pas un ruminant est considérée comme une aberration qui le rend impur. […]
Halal et haram dans le Coran
Le Coran s’inscrit dans cette même logique et distingue les aliments licites et illicites, halal et haram . Il établit un lien d’autant plus fort entre le sacré et la licéité que le même mot, haram , est utilisé en arabe pour dire ce qui est illicite ou sacré, et relie ainsi l’interdit au respect du sacré. Conscient de la proximité avec le judaïsme, le Coran fait explicitement référence à la Torah pour reconnaître en la matière la continuité des révélations mais aussi souligner sa nouveauté et sa supériorité. La continuité se traduit par l’interdiction de consommer le porc, la bête morte, le sang et les aliments offerts en sacrifices aux idoles. La nouveauté de la révélation coranique se traduit par l’annulation d’interdits du judaïsme (la consommation de viande de chameau est autorisée), l’introduction du mois de ramadan et l’interdiction du vin et des boissons alcoolisées. […]
La fin des interdits dans le Nouveau Testament ?
Historiquement apparu après le judaïsme et avant l’islam, le christianisme se distingue dans le Nouveau Testament par le rejet des interdits alimentaires.
Questions :
Comment Prudhomme montre-t-il que « l’existence de prescriptions alimentaires d’origine religieuse est un fait universel et constant » ?
Ramadan, Yom Kippour, carême : d’où vient la tradition du jeûne dans les religions ?, Sciences et Avenir
Islam, judaïsme et christianisme ont en commun d’avoir mis les interdits alimentaires au centre de la vie religieuse. Retour sur ces jeûnes traditionnels.

Des Français de confession musulmane durant la première Tarawih du ramadan 2015, prière quotidienne du soir durant le mois de jeûne.
Moïse, Jésus, Mahomet : les trois ont jeûné dans le désert. Yom Kippour, carême, ramadan : trois manières d’observer le jeûne. Nées au Moyen-Orient, dans des paysages de sable et de soleil, les trois grandes religions monothéistes ont inscrit cette pratique dans leur calendrier. La durée varie, les modalités ont évolué au fil des siècles, mais pour toutes, le temps de la diète est l’occasion de se recentrer sur le spirituel, de s’ouvrir au partage. Une autre façon d’être au monde. Le ramadan correspond au neuvième mois du calendrier lunaire, durant lequel l’archange Gabriel a révélé le Coran à Mahomet, selon l’islam. Le jour exact de son commencement n’est décidé qu’à la toute fin du mois précédent le jeûne — le mois de Chaabane — et s’achève le premier jour de Chawwal, lors des fêtes de « rupture du jeûne », l’Aïd el-Fitr. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) se réunit chaque année pour annoncer la date précise du début du ramadan.
Le ramadan, quatrième « pilier de l’islam »
Selon la tradition, Mahomet l’aurait institué en l’an II de l’Hégire (623 dans le calendrier chrétien) mais il ne l’a pas inventé, comme en témoigne la sourate II du Coran : « Ô vous qui croyez ! Le jeûne vous est prescrit comme il a été prescrit aux générations qui vous ont précédées. Ainsi atteindrez-vous la piété. » Quatrième des cinq piliers de l’islam, il est obligatoire et correspond pour les croyants à une période de rupture, de dépouillement, de partage : chacun doit s’abstenir de boire, de manger, de fumer et d’avoir des relations sexuelles de l’aube au coucher du soleil. Seuls les malades, les femmes enceintes ou les voyageurs peuvent s’y soustraire mais ils devront compenser par d’autres journées d’abstinence au cours de l’année ou par des aumônes. Le reste de l’année, l’interdit alimentaire porte principalement sur la viande de porc, le cochon étant considéré comme un animal impur – comme c’est également le cas dans le judaïsme -, sans que les historiens sachent en expliciter clairement les raisons.
Chez les juifs, expier et obtenir le pardon de Yahvé
Reprise par Mahomet, cette pratique était donc déjà profondément enracinée dans la tradition judéo-chrétienne, en témoignent les nombreuses références dans l’Ancien Testament. À plusieurs reprises, le peuple juif jeûne pour mettre fin à une calamité, expier ses fautes ou solliciter le pardon de Yahvé. Si la religion des Hébreux s’est construite en opposition à la dimension magique des croyances mésopotamiennes, elle en a repris certains principes, notamment les restrictions alimentaires. Aujourd’hui, pour les juifs, le principal jour de jeûne est Yom Kippour, temps de la repentance, du pardon et de la réconciliation. « Car en ce jour on fera l’expiation pour vous, afin de vous purifier de tous vos péchés devant l’Éternel », dit le Lévitique, un des cinq livres de la Torah. Le compte à rebours débute au Nouvel An juif, Rosh Hashanah, qui tombe en septembre ou octobre, selon les années. Les fidèles observent dix jours de repentir et le dixième jour — Yom Kippour donc —, ils se privent de boire, de manger, de travailler, de prendre un bain ou d’avoir des rapports sexuels du crépuscule du soir précédent jusqu’au crépuscule du soir suivant. D’autres gestes encore sont interdits comme utiliser de la pommade ou porter des chaussures en cuir. « C’est un rituel de retour sur soi en début d’année, une remise en état de pureté. Le peuple juif examine les péchés commis et procède à un examen de conscience, qui culmine à Yom Kippour, pour ressortir entièrement pur, explique Nicole Belayche, historienne des religions, directrice d’études à l’EPHE (École pratique des hautes études, Paris). La tradition juive étant riche d’une infinité de commentaires, certains mettent en relation cette purification avec celle faite sur le mont Sinaï où Moïse reçut les tables de la Loi. » Il existe six autres jours de jeûnes, moins suivis, mais tous liés à l’histoire du peuple juif comme celui qui commémore les deux destructions du Temple de Jérusalem, appelé Ticha Béav.
Le carême, un temps de prière sans ostentation
Comme l’islam, le christianisme s’est inspiré du jeûne juif, à commencer par Jésus. Juste après son baptême, celui-ci se retire dans le désert et jeûne pendant 40 jours, une durée qui fait écho à celle observée par Moïse qui ne but ni ne mangea pendant 40 jours et 40 nuits sur le mont Sinaï. Cet épisode de l’Évangile est connu sous le nom de la « tentation du Christ », car le diable en profita pour l’éprouver à plusieurs reprises. Les disciples, en revanche, ne jeûnaient pas. Quand les juifs lui demandèrent pourquoi, Jésus répondit : « Les compagnons de l’époux peuvent-ils mener le deuil tant que l’époux est avec eux ? Mais viendront des jours où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. »
Le jeûne, aussi pour protester contre les violences
Les premiers chrétiens respectaient une diète les mercredis et vendredis ainsi qu’une semaine avant Pâques. Au 4e siècle, ils étendirent cette période à 40 jours avant Pâques, en référence au jeûne du Christ. C’est le carême, temps de prière, de partage et d’abstinence auquel les fidèles sont censés se livrer sans ostentation, de même que l’aumône et la prière sont à observer en secret. La pratique s’est allégée au fil du temps. L’Église catholique dicte aujourd’hui un jeûne le mercredi des cendres et le vendredi saint (jour de la crucifixion). Par extension, tous les vendredis, on « mange maigre », c’est-à-dire sans viande, d’où le choix du poisson. Lors de la fête de Pâques (résurrection de Jésus), qui clôt cette période, il est de tradition de manger l’agneau pascal, également symbole pour les juifs lorsqu’ils célèbrent Pessah. Si le jeûne traverse les siècles, il peut prendre aujourd’hui une connotation plus politique. Ainsi, après les attentats de janvier à Paris, un prêtre, un rabbin et un musulman, rejoints par un moine bouddhiste, ont appelé à un jeûne interreligieux pour protester contre la violence. Des milliers de personnes ont aussitôt répondu à l’appel.
Questions :
Comment les religions considèrent le jeûne ?
Le catholicisme a façonné nos repas
Convivialité, communion, rituel de la table… Le repas en France est fortement marqué par ses origines et traditions catholiques, à la différence du modèle anglo-saxon, inspiré par le protestantisme. Entretien avec Claude Fischler, un sociologue spécialiste des comportements alimentaires au CNRS.
Les Cahiers croire : Les Français ont-ils une manière de prendre leur repas qui les distingue des habitants des autres pays ?
Claude Fischler : Oui, le temps dédié au repas par les Français reste important, alors qu’il diminue partout ailleurs. Selon l’Insee, nous y consacrons en moyenne 130 minutes par jour, contre 50 minutes pour les Nord-Américains. Nous avons aussi l’habitude de manger à heures fixes. À 13 h, la moitié des Français sont en train de manger, alors qu’ils ne sont que 17 % de la population à le faire à la même heure en Angleterre. Nous sommes les champions du monde de l’heure de pointe ! Aucun autre pays n’a un tel pic de fréquentation, même les Espagnols et les Italiens, dont nous sommes pourtant culturellement plus proches.
Nos repas restent structurés autour du petit déjeuner, du déjeuner et du dîner, ce qui surprend beaucoup les étrangers. En 1950, un sociologue américain s’étonnait de cette coutume française qui consiste à manger à heures fixes, « comme les animaux au zoo » ! D’un autre côté, l’écrivain Paul Morand, relatant un voyage aux États-Unis, s’étonnait des « mangeries de masse » : « On mange debout, en file indienne, comme à l’étable. »
D’où vient cette différence ?
C. F. : Pour les Français, le repas est un rite de communion qui suit ses règles propres. Il se déroule à certaines heures, autour d’un espace particulier (la table ronde ou rectangulaire), avec plusieurs personnes et certains ustensiles. S’il mange seul et rapidement un sandwich en marchant ou devant sa table de travail, un Français dira qu’il n’a pas mangé ! Cette représentation du repas comme synonyme de convivialité est ancrée dans la tradition catholique. La table monastique obéissait à un déroulement bien structuré. C’était aussi le cas à la cour du roi. Les seigneurs y rivalisaient de raffinement en composant des mets selon un déroulement complexe. À la cour, il pouvait y avoir jusqu’à sept services, organisés hiérarchiquement. Les plats étaient apportés tous en même temps, comme pour un buffet.
C’est seulement au XVIIIe siècle que le service est devenu successif, suivant l’ordre entrée, plat, dessert. Au fil du temps, des théories se sont élaborées, aboutissant à des traités de cuisine. En France, la dimension collective du repas s’est forgée à travers les institutions de l’État centralisé – le monastère, l’hôpital, l’école, la caserne –, qui ont codifié le repas pris en commun.
Cette dimension collective est donc une particularité nationale ?
C. F. : Absolument. Manger, c’est rompre le pain, être ensemble, partager. On appelle cela la commensalité : le fait d’être le compagnon de table de quelqu’un. À table, on fait beaucoup plus que manger : on apprend des règles sociales et morales, on attend pour manger, on ne se sert pas davantage que les autres, on goûte les plats avant de dire que l’on n’aime pas… On se plie à la règle commune pour éviter de s’extraire de la communauté ou, pour employer un vocabulaire religieux, d’être excommunié.
La France compte 3 % de vrais végétariens et 8 à 12 % de personnes qui évitent la consommation de viande, mais acceptent d’en manger si leurs compagnons de table en prennent. Ce contrôle par la communauté attablée et la faible habitude de manger à toute heure sont des raisons qui expliquent, entre autres, pourquoi nous avons le plus bas taux d’obésité et de surpoids des 34 pays de l’OCDE.
Comment cela se passe-t-il ailleurs ?
C. F. : Dans le système anglo-saxon, inspiré du protestantisme, c’est une affaire entre « me, myself and I » (« moi, moi-même et je ») ; chacun est responsable de ce qu’il fait entrer dans son corps. Il est seul face à lui-même et face à Dieu ! Je suis responsable de mon propre salut. Manger est un acte individuel. Si l’on veut manger ensemble, il faut établir une sorte de contrat qui préserve les habitudes de chacun. La liberté personnelle prime sur les traditions, qui sont souvent vécues comme des contraintes. Si vous recevez des amis anglo-saxons, ils vous informeront à l’avance de leurs habitudes alimentaires afin que le repas se déroule dans les meilleures conditions. En France, on ne mange pas à la carte ; on s’adapte à ce qui est proposé par le maître ou la maîtresse de maison.
Cette différence d’approche entre catholicisme et protestantisme a-t-elle eu d’autres incidences ?
C. F. : Oui, elle se signale notamment par une forte moralisation de l’alimentation. Pour les tenants de la médecine de Paracelse (1493/94-1541), qui étaient souvent protestants, les maladies sont provoquées par des causes extérieures et non par un dérèglement interne de nos humeurs (comme dans la médecine hippocratique). Le sucre dont la blancheur évoque la pureté cacherait ainsi une profonde noirceur. Ce serait même un poison ! Le docteur Paul Carton (1875-1947) voyait dans l’alcool, le sucre et le gras la source de tous les dérèglements sociaux. On retrouve cette dimension de l’aliment meurtrier chez les prédicateurs protestants puritains qui prônent, entre autres, le végétarisme et l’abstinence de toute substance excitante (café, sucre, etc.). Il faut donc manger de façon diététique, en faisant les bons choix, afin de vivre le plus longtemps possible. Cette responsabilité individuelle a aussi un versant culpabilisant : si je n’y arrive pas, c’est entièrement de ma faute !
Et du côté catholique ?
C. F. : Au Moyen Âge, des querelles théologiques ont surgi pour savoir si l’on pouvait consommer ou non des sucreries pendant le carême. À l’époque, le sucre était une épice rare et chère, commercialisée par les apothicaires, et dont les vertus médicinales servaient à soigner les enfants de hautes personnalités. Cette polémique a culminé au XVIIe siècle avec les jansénistes, qui avaient une approche culpabilisante… En 2002, ce n’est pas un hasard si une Supplique au pape pour enlever la gourmandise de la liste des péchés capitaux est adressée à Jean-Paul II par un Français, le boulanger Lionel Poilâne, qui avait mobilisé pour l’occasion des chefs cuisiniers, des hommes politiques, des historiens et des écrivains dans le but de réhabiliter le mot « gourmandise ».
En effet, chez les Allemands, les Italiens et les Espagnols, la gula, le septième péché capital, est traduit par gloutonnerie, voracité ou goinfrerie. Ce terme désigne celui qui mange plus que sa part. Dans notre culture latine et catholique, ce qui est stigmatisé, c’est le plaisir solitaire. À partir du moment où le plaisir est partagé, il est légitime.
Questions :
Pourquoi le catholicisme a façonné le repas traditionnel ?
Cette influence de la religion est-elle présente dans d’autres cultures ?
Le Caravage – Le souper à Emmaüs (1606)

Leonard de Vinci – La Cène (1498)

Quel est le lien entre l’art, la spiritualité et le repas ?
Proposer une synthèse de 10 lignes répondant à la question suivante :
Comment les pratiques alimentaires reflètent-elles les valeurs spirituelles et les influences religieuses sur les sociétés ?