La nostalgie de Paris

Walter Benjamin, Paris, capitale du XXIème siècle (1939)

J’ai le culte du Beau, du Bien, des grandes choses,
De la belle nature inspirant le grand art,
Qu’il enchante l’oreille ou charme le regard ;
J’ai l’amour du printemps en fleurs : femmes et
roses !
Baron Haussmann,

Confession d’un lion devenu vieux.

L’activité de Haussmann s’incorpore à l’impérialisme napoléonien, qui favorise le capitalisme de la finance. À Paris la spéculation est à son apogée. Les expropriations de Haussmann suscitent une spéculation qui frise l’escroquerie. Les sentences de la Cour de cassation qu’inspire l’opposition bourgeoise et orléaniste, augmentent les risques financiers de l’haussmannisation. Haussmann essaie de donner un appui solide à sa dictature en plaçant Paris sous un régime d’exception. En 1864 il donne carrière à sa haine contre la population instable des grandes villes dans son discours à la Chambre. Cette population va constamment en augmentant du fait de ses entreprises. La hausse des loyers chasse le prolétariat dans les faubourgs. Par là les quartiers de Paris perdent leur physionomie propre. La “ceinture rouge” se constitue. Haussmann s’est donné à lui-même le titre d’“artiste démolisseur”. Il se sentait une vocation pour l’œuvre qu’il avait entreprise ; et il souligne ce fait dans ses mémoires. Les halles centrales passent pour la construction la plus réussie de Haussmann et il y a là un symptôme intéressant. On disait de la Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de Haussmann il n’y restait qu’une église, un hôpital, un bâtiment public et une caserne. Hugo et Mérimée donnent à entendre combien les transformations de Haussmann apparaissaient aux Parisiens comme un monument du despotisme napoléonien. Les habitants de la ville ne s’y sentent plus chez eux ; ils commencent à prendre conscience du caractère inhumain de la grande ville. L’œuvre monumentale de Maxime Du Camp, Paris, doit son existence à cette prise de conscience. Les eaux-fortes de Meryon (vers 1850) prennent le masque mortuaire du vieux Paris.

Le véritable but des travaux de Haussmann c’était de s’assurer contre l’éventualité d’une guerre civile. Il voulait rendre impossible à tout jamais la construction de barricades dans les rues de Paris. Poursuivant le même but Louis-Philippe avait déjà introduit les pavés de bois. Néanmoins les barricades avaient joué un rôle considérable dans la Révolution de Février. Engels s’occupa des problèmes de tactique dans les combats de barricades. Haussmann cherche à les prévenir de deux façons. La largeur des rues en rendra la construction impossible et de nouvelles voies relieront en ligne droite les casernes aux quartiers ouvriers. Les contemporains ont baptisé son entreprise : “l’embellissement stratégique”.

Questions :

  1. Montrez en quoi la destruction du vieux Paris génère chez Walter Benjamin, à la fois un sentiment de mélancolie et une compréhension des enjeux politiques lié à cette entreprise de grands travaux
  2. Pensez-vous que le rôle d’une capitale soit uniquement de pouvoir assurer la circulation des hommes et des marchandises ?

George Perec, Lieux (écrits entre 1969 et 1975)

Jeudi 27 février 1969

Vers 16 heures

La rue Vilin commence à la hauteur du n° 29 de la rue des Couronnes, en face d’immeubles neufs, des HLM récentes qui ont déjà quelque chose de vieux.[…]

Sur la gauche (côté impair), le n° 1 a été ravalé récemment. C’était, m’a-t-on dit, l’immeuble où vivaient les parents de ma mère. Il n’y a pas de boîtes aux lettres dans l’entrée minuscule. Au rez-de-chaussée, un magasin, jadis d’ameublement (la trace des lettres meubles est encore visible), qui se réinstalle peut-être en mercerie à en juger par les articles que l’on voit en devanture. Le magasin est fermé et n’est pas éclairé.

Du n° 2 parvient une musique de jazz, du revival (Sidney Bechet ? ou, plutôt, Maxim Saury).

Du côté impair :un magasin de couleurs
l’immeuble n° 3, récemment ravalé
Confection Bonneterie
« au bon travail »
« laiterie parisienne »

À partir du n° 3, les immeubles cessent d’être ravalés.

Au 5, une teinturerie « Au Docteur du Vêtement », puis : 

besnard Confection […]

Il y a des voitures presque tout le long du trottoir impair. La pente reste sensiblement la même (assez forte) sur toute la rue. La rue est pavée. La rue Julien-Lacroix la croise à peu près au milieu de sa première – et plus longue – portion.

Au croisement (côtés pairs des deux rues), une maison en réfection avec un balcon de fer forgé au premier et la mention, deux fois répétée :

attention escalier

Il n’y a pas trace d’escalier ; on comprend un peu plus tard qu’il s’agit des escaliers qui terminent la rue : pour une voiture, à partir de la rue Julien-Lacroix, la rue Vilin devient une impasse.

Au croisement (côté impair de la rue Vilin, côté pair de l’autre), un magasin d’alimentation dépositaire des Vins Préfontaines (à en croire un panonceau sur la porte) et des Vins du Postillon (d’après la toile pare-soleil).

Au 19, une longue maison à un seul étage.
Au 16, un magasin fermé qui aurait pu être une boucherie.
Au 18, un hôtel meublé flanqué d’un café-bar : « Hôtel de Constantine ».
Au 22, un vieux café, fermé, sans lumières : on distingue une grande glace ovale au fond. Au-dessus, au deuxième étage, un long balcon de fer forgé, du linge qui sèche. Sur la porte du café, un écriteau :

la maison est fermée le dimanche

Au 24 (c’est la maison où je vécus) :

D’abord un bâtiment à un étage, avec, au rez-de-chaussée, une porte (condamnée) ; tout autour, encore des traces de peinture et au-dessus, pas encore tout à fait effacée, l’inscription

coiffure dames

Puis un bâtiment bas avec une porte qui donne sur une longue cour pavée avec quelques décrochements (escaliers de deux ou trois marches). À droite, un long bâtiment à un étage (donnant jadis sur la rue par la porte condamnée du salon de coiffure) avec un double perron de béton (c’est dans ce bâtiment-là que nous vivions ; le salon de coiffure était celui de ma mère).

Au fond, un bâtiment informe. À gauche, des espèces de clapiers.

Je ne suis pas rentré.

Questions :

  1. En quoi la description de Georges Perec nous confronte-t-elle à la désolation d’un quartier ?
  2. En tant que ville historique, pensez-vous que Paris invite à la nostalgie ?