Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot : « A Paris, les inégalités s’aggravent de manière abyssale », Le Monde, 2019
Paris est-il devenu une ville de riches ?
Si l’on observe l’évolution de la population depuis cinquante ans, grâce aux recensements, l’embourgeoisement est évident. Il s’est d’ailleurs accéléré ces dernières années. On constate une montée des professions intermédiaires et supérieures, de 34,5 % de la population en 1954 à 71,4 % en 2010, tandis que le pourcentage des employés et des ouvriers de la population active habitant Paris a chuté de 65,5 % à 28,6 %. C’est une baisse vertigineuse.
Comment expliquer cette évolution ?
Elle est liée à plusieurs facteurs, dont le premier est la désindustrialisation de la capitale. Paris était en 1962 une ville industrielle avec 576 000 emplois dans ce secteur. On est tombé à 134 000 en 1989, puis à 80 283 en 2009, selon les estimations de l’Insee [Institut national de la statistique et des études économiques]. Et il est évident que cela baisse encore. […]
Concrètement qu’est-ce que cela change pour Paris ?
Les inégalités entre les plus riches et le reste de la population s’aggravent de manière abyssale. Le pouvoir d’achat des acteurs de la finance est devenu considérable et leur permet d’acheter les biens dès qu’ils sont mis en vente. Le phénomène est mondialisé à Paris, qui bénéficie d’un capital symbolique incroyable : tous les multimilliardaires de la planète veulent y avoir un pied-à-terre. Comme c’est une capitale très petite en superficie, il y a une spéculation immobilière énorme, qui majore le coût de l’immobilier. Les logements y sont devenus inaccessibles.
On constate le même phénomène dans d’autres métropoles occidentales. Qu’est-ce qui caractérise la capitale française ?
La singularité parisienne tient à ses poches de très grande pauvreté. Les espaces collectifs que sont la rue, le métro chauffé, les passages ou les centres d’hébergement abritent beaucoup de pauvres à Paris. Il y a plus de 10 000 personnes sans domicile. Un ménage sur vingt touche le RSA [revenu de solidarité active]. En 2015, le taux de pauvreté y était de 16,1 %.
Comment cette cohabitation entre très riches et très pauvres s’organise-t-elle ?
Il y a, à Paris, un phénomène spectaculaire qui s’apparente à une objectivation spatiale de la lutte des classes. On a, d’un côté, les beaux quartiers à l’ouest et, de l’autre, les quartiers les plus populaires à l’est et au nord. Cohabitent au sein même d’une surface très réduite les richesses les plus insondables et les pauvretés les plus atroces. Mais elles ne se mélangent pas. Une des conditions indispensables à la reproduction des inégalités, c’est que les riches vivent entre eux, dans un entre-soi qui doit être très pur. […]
On assiste pourtant à la gentrification des arrondissements du nord-est de Paris. Cette évolution conduit-elle à plus de mixité sociale ?
La mise en place d’une vraie mixité sociale reste sociologiquement très compliquée et ambivalente. On s’est rendu compte, dans nos études, que la proximité physique a plutôt tendance à exacerber la distance sociale. Les jeunes couples avec de bons salaires qui vivent à la Goutte-d’Or (18e) ne se mêlent pas aux familles issues de l’immigration, notamment pour la scolarité. La population blanche va à l’école privée, la population noire, à l’école publique. La violence symbolique est toujours là.
Questions :
- Quels arrondissements de Paris abrite encore aujourd’hui des populations à revenus modestes ?
- Pensez-vous qu’il soit facile pour les Parisiens de se loger dans leur ville ?
- Comment pouvez-vous résumer l’accroissement des inégalités à Paris ?
« Habiter Paris est un signe clair de domination sociale », Anne Clerval pour Libération, 2013
Pour la géographe Anne Clerval, la gentrification de la capitale s’est faite aux dépens des classes populaires. La municipalité Delanoë n’aurait pas stoppé le mouvement dans une ville où la mixité sociale ne serait qu’illusion.
Pourquoi utiliser un terme issu de l’anglais « gentrification » ?
Le terme français d’embourgeoisement recoupe des processus variés. A Paris, on peut dire que les beaux quartiers s’embourgeoisent, la part des classes supérieures y est de plus en plus forte. Mais ça n’a rien à voir avec la gentrification, une forme d’embourgeoisement qui touche les quartiers populaires anciens, d’où les classes populaires sont progressivement remplacées par une classe intermédiaire que l’on peut appeler la petite bourgeoisie intellectuelle. C’est une mutation sociale qui passe par une transformation urbaine, et c’est sans doute pour cette raison que les géographes se sont saisis de la question. […]
Vous avez dressé une carte du front pionnier de la gentrification, comment s’étend-elle ?
A Paris, la progression se fait de proche en proche, d’où l’image du front pionnier partant des beaux quartiers et de la rive gauche pour atteindre le nord-est de la capitale et ensuite dépasser le périphérique en proche banlieue. L’image du front pionnier rappelle aussi le vocabulaire colonisateur utilisé pour décrire la gentrification, ou par les gentrifieurs eux-mêmes : ils arriveraient tels de courageux conquérants dans des territoires en friche, voire hostiles, qu’ils feraient revivre. En réalité, la gentrification contribue à vider ces quartiers de leur substance populaire. En effet, elle rompt leur fonction historique d’accueil : chaque vague de migrants remplaçait la précédente, des Auvergnats au XIXe siècle aux Chinois aujourd’hui.
Après une apparente mixité sociale louée de façon aveugle, ce ne sont plus que des quartiers ripolinés, faits de commerces élitistes ou de franchises et peuplés d’habitants aisés. On le voit très bien sur le faubourg Saint-Antoine, encore un peu mixte dans les années 90 et aujourd’hui caractérisé par la prépondérance des cadres du privé et les professions culturelles, comme Montmartre ou le IXe arrondissement. A l’échelle de toute l’Ile-de-France, presque tous les quartiers de la capitale apparaissent comme bourgeois ou aisés. Paris est donc de moins en moins mixte.
Derrière le discours sur le lien social, vous soulignez aussi beaucoup le cloisonnement, l’image de l’entre-soi pratiqué lors des brocantes…
Les gentrifieurs tiennent un discours très valorisant sur la mixité sociale – il rejoint d’ailleurs celui des édiles et des chercheurs qui occupent les mêmes positions sociales. Mais c’est souvent un discours après-coup. Il faut souligner qu’ils ne s’installent dans ces quartiers que sous la contrainte du marché immobilier. Ils ne choisissent pas d’habiter dans un quartier mixte, mais d’habiter coûte que coûte dans Paris. Par la suite, ils vantent cette mixité sociale, presque de façon exagérée. En fait, ils ne la pratiquent pas beaucoup, cultivant une sociabilité endogame comme la plupart des groupes sociaux, mais aussi l’évitement scolaire. Finalement, ce discours est une stratégie de distinction : certains vivent dans des appartements de plus de 100 m2 mais tiennent à se démarquer des bourgeois du XVe arrondissement. Le discours de gauche prônant la mixité sociale et la diversité fait partie de cette volonté de distinction. En marquant leur attachement à la ville centre, ils revendiquent aussi un capital culturel plus fort que ceux qui acceptent de vivre dans le pavillonnaire péri-urbain. Habiter Paris est de plus en plus un signe clair de domination sociale et les habitants des périphéries moyennes et populaires ne s’y trompent pas.
N’ont-ils pas tout de même participé à une amélioration de certains quartiers ?
A l’amélioration du bâti et de l’espace public oui, mais à leur profit. En revanche, la gentrification ne change en rien le quotidien des classes populaires, au contraire. Celles-ci connaissent une paupérisation du fait de la crise. Selon les associations d’aide sociale et les antennes locales de la politique de la ville, la situation s’aggrave pour elles. La gentrification dans les quartiers sensibles signifie aussi une hausse des loyers et des prix dans les commerces, donc des situations de plus en plus difficiles pour les plus modestes.
Questions
- Pour quelle raison choisit-elle de parler de « gentrification » plutôt que « d’embourgeoisement » pour parler de l’évolution sociale de Paris ?
- Pourquoi use-t-elle de l’expression de « front pionnier » au sujet de Paris ?
- Expliquez la réflexion suivante : « Habiter Paris est de plus en plus un signe clair de domination sociale » ?
Émile Zola – Le ventre de Paris (1873)
Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Elles flambaient dans le soleil. Un grand rayon entrait par le bout de la rue couverte, au fond, trouant la masse des pavillons d’un portique de lumière ; et, battant la nappe des toitures, une pluie ardente tombait. L’énorme charpente de fonte se noyait, bleuissait, n’était plus qu’un profil sombre sur les flammes d’incendie du levant. En haut, une vitre s’allumait, une goutte de clarté roulait jusqu’aux gouttières, le long de la pente des larges plaques de zinc. Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d’or volante. Le réveil avait grandi, du ronflement des maraîchers, couchés sous leurs limousines, au roulement plus vif des arrivages. Maintenant, la ville entière repliait ses grilles ; les carreaux bourdonnaient, les pavillons grondaient ; toutes les voix donnaient, et l’on eût dit l’épanouissement magistral de cette phrase que Florent, depuis quatre heures du matin, entendait se traîner et se grossir dans l’ombre. À droite, à gauche, de tous côtés, des glapissements de criée mettaient des notes aiguës de petite flûte, au milieu des basses sourdes de la foule. C’était la marée, c’étaient les beurres, c’était la volaille, c’était la viande. Des volées de cloche passaient, secouant derrière elles le murmure des marchés qui s’ouvraient. Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. Il ne reconnaissait plus l’aquarelle tendre des pâleurs de l’aube. Les cœurs élargis des salades brûlaient, la gamme du vert éclatait en vigueurs superbes, les carottes saignaient, les navets devenaient incandescents, dans ce brasier triomphal. À sa gauche, des tombereaux de choux s’éboulaient encore. Il tourna les yeux, il vit, au loin, des camions qui débouchaient toujours de la rue Turbigo. La mer continuait à monter. Il l’avait sentie à ses chevilles, puis à son ventre ; elle menaçait, à cette heure, de passer par-dessus sa tête. Aveuglé, noyé, les oreilles sonnantes, l’estomac écrasé par tout ce qu’il avait vu, devinant de nouvelles et incessantes profondeurs de nourriture, il demanda grâce, et une douleur folle le prit, de mourir ainsi de faim, dans Paris gorgé, dans ce réveil fulgurant des Halles. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux.
Questions :
- Expliquez la métaphore de la ligne 21-22 : « la mer continuait à monter »
- En quoi la description des fruits et légumes est-elle profondément poétique ? Quel lien peut-on établir entre une telle description et la peur de Florent de « mourir ainsi de faim » ?
Eric Hazan – Le tumulte de Paris (2021)
Ce livre a été entrepris pour défendre Paris, dont on dit aujourd’hui tant de mal – ville muséifiée, atone, embourgeoisée, etc… le plus fort, c’est que c’est propos ne sont pas tenus exclusivement par les ennemis habituels de Paris, ceux qui s’en tiennent à distance qui ont peur de ses explosions périodiques. Mais ceux que Paris a abrités, éduqués, cultivés, ceux qui lui sont largement redevables de ce qu’ils sont devenus cela participe au dénigrement de leur ville nourricière. C’est peut-être qu’il y a une part justifiée dans cette façon de déboulonner Paris, de ruiner le mythe. Ville-musée ? Il est vrai que celui ou celle qui, du milieu du Pont-Neuf, ferait un tour complet sur lui, ou elle-même, se trouverait comme au centre de la vaste salle d’un musée imaginaire. Mais il n’y a rien de nouveau, Rastignac, ou Baudelaire aurait eu à peu près la même vue – la Samaritaine mise à part, bien entendu.
L’embourgeoisement ? C’est depuis bien longtemps que Paris est divisé en deux par une ligne passant à peu près par le faubourg et la rue Poissonnière, les beaux quartiers à l’ouest et les quartiers populaires à l’est. […].
Ce qui est sûr, c’est que depuis les funestes Pompidou, le Paris populaire est grignoté, soit par des destruction soit plus insidieusement par une sorte de colonisation interne. Prenons un petit quartier périphérique d’Arabes, de Noirs, et de Blancs pauvres, par exemple le quartier de l’Olive au nord de la Chapelle il y a 20 ans. (j’aurais pu prendre d’autres exemples, les berges du canal Saint-Martin il y a 30 ans où la place de la Réunion aujourd’hui.) Le coin est repéré comme agréable, on le fréquente, on l’explore et comme les loyers sont bas on s’y installe. D’autres suivent des amis d’abord, et puis n’importe qui les loyers montent. Les immeubles sont rénovés, des bars s’ouvrent, puis un magasin bio, un restaurant vegan… les premiers habitants, les indigènes sont chassés par la hausse du loyer et vont s’établir plus loin, à Saint-Denis, s’ils ont la chance ou sinon à Garges-lès-Gonesse, à Goussainville, ou Dieu sait où. Ainsi, les quartiers populaires sont-ils colonisés par des « gens » qui n’ont aucune mauvaise intention – au contraire, ils / elles sont ravis d’habiter un quartier coloré et regrettent de le voir se blanchir.
Si le capitalisme continue à prospérer, le processus finira par vider Paris de tous ses pauvres et s’étendra à la première couronne où ils auront migré. Mais si nous sommes à la fin d’un cycle commencé avec Thermidor – bien des signes permettent de l’espérer – alors tout va redevenir possible, y compris le retour des exclus, des entassés, des méprisés. En attendant, il faut garder une main sur la ville en connaître l’histoire et les détours pour que le moment venu, elle puisse reprendre ses couleurs de gloire.
Questions :
- Qu’implique cette logique d’une extension de l’embourgeoisement à Paris ? Peut-on encore dire qu’il existe un Paris populaire au sein de la ville ?
- En quoi connaître l’histoire permet-t-il de « garder une main » dessus ?