Mona Ozouf – De Révolution en République
Qui dit jacobin dit centralisateur. Par cette équivalence inusable commence toute entreprise de définition. Encore n’est-ce pas si simple puisqu’il faut aussi, en suivant un texte du fameux Tocqueville[1], distinguer un centralisme politique d’un centralisme administratif. Le centralisme politique, « la concentration dans un même lieu et dans une même main du pouvoir de diriger les intérêts communs à toutes les parties de la nation « de décider des lois générales et de mener la politique étrangère, n’est évidemment nullement une création jacobine et pas même une création révolutionnaire. […]
L’autre centralisme, le centralisme administratif, consiste, si nous suivons toujours Tocqueville, à concentrer dans un même lieu et dans une même main la capacité de diriger les intérêts non plus communs, mais « propres à chacune des parties de la nation » ; et, pour ce faire, à se rapporter non aux mœurs, aux habitudes et aux convenances locales, mais à un système élaboré au siège du gouvernement et partout appliqué par ses agents. Ce centralisme-ci paraît devoir tenir au plus près au jacobinisme, qui préconisait par la voix de Saint-Just[2] « l’entière abstraction de tout lieu ». C’est lui, en tout cas, qui est constamment dénoncé dans le discours régionaliste comme ayant pris au lacet de l’unitarisme[3] un foisonnement profus et vivant de différences locales. […] Définir – comme le font les mouvements régionalistes – le jacobinisme, comme un antifédéralisme, c’est ne pas voir que le « fédéralisme » a été un monstre polémique, qui ne recouvrait aucune revendication réelle pour des droits régionaux particuliers. […] La défense oublie, et ceci fait comprendre que le jacobinisme ait pu malgré tout incarner la résistance française aux tendances centrifuges, l’appauvrissement de la vie locale, la révérence de la hiérarchie, que, si improvisée, si inégale qu’elle ait pu être sur le terrain, la centralisation jacobine a été une mesure efficace. Les agents nationaux, chargés par le comité de salut public de quadriller le territoire, rendaient des comptes tous les dix jours à Paris, exécutaient les décrets, risquaient la révocation quand ils ne le faisaient pas, ou mal. La disparition des corps intermédiaires[4] aggravait évidemment le dispositif, comme elle facilitera la constitution de l’an VIII[5], qui ne trouvera plus en face d’elle que des individus, cadeau gracieux fait à Napoléon par la révolution. Bien qu’il parle des préfets et se réfère donc au système de l’an VIII, c’est le souvenir de l’efficacité jacobine qui fait donner à Cornemin[6] cette frappante illustration du centralisme : « au même instant, le gouvernement veut, le ministre ordonne, le préfet transmet, le maire exécute, les régimes s’ébranlent, les flottes s’avancent, le tocsin sonne, le canon grande et la France est debout ».
[1] Tocqueville (1805 – 1859) : analyste politique, auteur de De la démocratie en Amérique, il loue la manière dont les Etats-Unis allient un gouvernement centralisé à une décentralisation administrative.
[2] Saint-Just (1767 – 1794) : révolutionnaire partisan de la décentralisation
[3] Ayant pris au lacet de l’unitarisme : ayant sacrifié par volonté d’uniformité
[4] Corps intermédiaires : groupes intermédiaires entre État et citoyens et citoyennes : corporations, associations… Ils permettaient d’exercer un contre-pouvoir face à l’État.
[5] Constitution de l’an VIII : établit le régime du consulat en 1799, régime autoritaire exercé par Napoléon Bonaparte avant l’Empire.
[6] Cornemin (1788 – 1868) : écrivain et homme politique.
Questions :
- Aujourd’hui, quelles sont les institutions qui marquent la centralisation du pouvoir politique à Paris ?
- Le processus de décentralisation actuel assure-t-il une réelle autonomie des régions par rapport à Paris
- Recherchez quel président a lié sa carrière politique à une réforme donnant plus de pouvoir aux régions
« La Revanche de la province » : histoire d’une « sécession géographique » avec Paris – Elsa Conesa, Le Monde, 21 mars 2023
L’essayiste Jérôme Batout analyse la disjonction économique entre la capitale et le reste du pays dès le tournant des années 1980. Une divergence de destin dont les autres villes françaises ont su prendre leur parti.
Livre. C’est en 2005 que le mot « province »disparaît du langage politique, peu après le rejet du référendum sur la Constitution européenne, scrutin qui opposa frontalement 84 départements à Paris. La « province » devient alors les « territoires »,le« local », le « terrain », ou « en région ». Le mot est devenu « trop évocateur d’un abandon dont la capitale ressent peu à peu la culpabilité », écrit Jérôme Batout, économiste et philosophe, dans La Revanche de la province, un petit essai racontant la terrible histoire de ce « largage », l’abandon de la province par Paris à partir des années 1980. Avant que la capitale soit à son tour rattrapée par le déclassement. « Provincialisée », en somme.
« Au tournant des années 1980, Paris a trahi la province et joué la mondialisation contre elle », analyse Jérôme Batout. Se délestant de ses racines territoriales, la capitale fait le pari du luxe, du tourisme et du tertiaire, contre l’industrie et le monde agricole qui l’alimentaient et faisaient sa richesse depuis plusieurs siècles.
Mais Paris n’est pas un port, contrairement à Londres ou New York, rappelle l’auteur. Son destin est lié à son arrière-pays, économiquement, mais aussi démographiquement. Pourtant, dans l’après-guerre, alors qu’émerge la puissance américaine, Paris choisit de repousser l’industrie, trop peu compétitive, en dehors des frontières de la ville pour faire de la place à de nouvelles activités plus rentables. Et de spécialiser le territoire : les affaires à Paris, l’industrie et l’agriculture en province.
« Paris fait le choix des riches »
Cette « sécession géographique » permettra de concentrer les effets de la mondialisation loin de la capitale. A partir des années 1990, les usines en province n’alimentent plus les profits des grands groupes dont les sièges poussent à la Défense. En dix ans à peine, la « solidarité de destin » qui existait entre Paris et la province se brise.
Paris abandonne le reste du territoire, délocalisant les emplois, réduisant les lignes de train et les services publics. Les « gilets jaunes » puis la pandémie de Covid-19 rendent brutalement visibles les conséquences de ce largage. La capitale prend conscience des effets de la destruction de son tissu industriel sur sa propre souveraineté. « Il a fallu que la Chine lui manque pendant six mois pour que Paris se souvienne de la province », résume l’essai.
Pourtant, décrit Jérôme Batout, celle-ci s’est silencieusement prise en main à partir des années 2000. A Lyon, Troyes, Bordeaux, Lille, Grenoble, mais aussi à Valenciennes et dans les outre-mer, des élus ont cherché à conjurer le sort en s’appuyant sur un même triptyque : un fort tissu de PME locales, l’implantation de grandes entreprises étrangères, et la quête de fonds européens. Une renaissance que la création des grandes régions en 2016 vient parachever.
L’auteur n’anticipe pas encore un rééquilibrage du territoire, qui reste malade de sa « macrocéphalie ». Mais dépeint un phénomène « en puissance », une « ligne de basses » :la résilience de la province, quand « Paris fait le choix du luxe, du tourisme haut de gamme et globalement le choix des riches », se vidant de ses habitants. « Le largage, après avoir été une trahison contre la province, est en train de devenir une trahison contre Paris lui-même.
Questions :
- Décrivez l’évolution du lien entre Paris et « province »
- Pourquoi Paris se vide de ses habitants ?
- Selon vous, est-il nécessaire d’abandonner le mot province ?
En province, « certains ont le sentiment de compter pour rien », Frédéric Mouchon et Isabelle Guéguen, Le Monde, 06/02/2019
Isabelle Guéguen, consultante spécialisée dans les inégalités territoriales, constate une fracture de plus en plus béante entre la capitale, symbole du pouvoir centralisateur, et la France rurale et des petites villes.
Isabelle Guéguen, codirigeante du cabinet de conseils Perfégal, a rédigé en 2014 un rapport pour le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes intitulé « Combattre maintenant les inégalités sexuées, sociales et territoriales dans les quartiers de la politique de la ville et les territoires ruraux fragilisés ».
Existe-t-il un fossé entre la capitale et une partie de la France ?
ISABELLE GUÉGUEN. Les gens ont le sentiment qu’il n’y en a que pour les grandes villes au détriment des petites et du monde rural. Combien de fois j’entends dans les discours « Paris nous pompe », pour dire que les impôts sont trop élevés. Combien de fois aussi ai-je entendu que les moyens n’allaient qu’aux métropoles et aux grosses collectivités locales.
Cela crée-t-il un sentiment d’injustice ?
Oui, notamment quand on enlève dans de petites villes ou des zones rurales des services publics sous prétexte qu’il y a moins de monde. Les gens ont le sentiment d’être dépouillés, de compter pour rien. Beaucoup souffrent aussi de la fracture numérique quand ils vivent en zone blanche et n’ont pas accès à un réseau mobile ou à Internet. Les femmes sont d’autant plus concernées car une école qui ferme et des coûts de transports plus élevés compliquent leur accès au travail souvent faiblement rémunéré.
Mais pourquoi pointer du doigt Paris ?
Parce que beaucoup de gens ont l’impression que tout se décide depuis Paris. C’est le cas pour la réduction de vitesse à 80 km/h. Les gens qui sont contre disent que cette décision est tombée de Paris et ils demandent qu’on laisse aux élus locaux le soin de décider au cas par cas des limitations, avec leur expertise de terrain.
Quand ce fossé avec Paris s’est-il creusé ?
Une rupture visible est intervenue selon moi sous le mandat de François Hollande avec le vote de la loi NOTRe qui a confié de nouvelles compétences aux régions tout en modifiant le découpage de la France. Au final, ça ressemble un peu à la géographie pour les nuls. Car vu de Paris, il y a les Hauts-de-France au nord, le Grand Est à l’Est, etc. Tout ça en faisant fi de l’histoire et des particularités de chaque territoire. Comme on veut réduire le nombre de fonctionnaires, on a regroupé des régions qui, vu de Paris, pouvaient bien fonctionner ensemble.
Ce sentiment de relégation n’est-il pas le même depuis des années en banlieue ?
Je crois que le sentiment d’abandon est plus fort dans le monde rural où les centres-bourgs dépérissent, où les bureaux de poste et les commerces ferment. En banlieue, beaucoup ont le sentiment qu’on a relégué au même endroit des gens qui cumulent de nombreuses difficultés mais ne bénéficient pas des mêmes moyens que les autres. C’est le cas pour les transports en commun mais aussi pour l’éducation. Alors que l’école devrait être un ascenseur social, les meilleurs enseignants ne vont pas enseigner en banlieue mais au cœur de Paris, à Henri IV.
Questions
- Pourquoi selon Isabelle Guéguen existe-t-il un fossé entre Paris et le reste du pays ?
- Pour les français interrogés, quels sont les effets des décisions prises par Paris ? Donnez quelques exemples.
- Que désigne « le sentiment de relégation » que le monde rural et la banlieue éprouvent vis-à-vis de Paris ?
Balzac – Le Père Goriot (1834)
Eugène de Rastignac était revenu dans une disposition d’esprit que doivent avoir connue les jeunes gens supérieurs, ou ceux auxquels une position difficile communique momentanément les qualités des hommes d’élite. Pendant sa première année de séjour à Paris, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendre dans la Faculté l’avait laissé libre de goûter les délices visibles du Paris matériel. Un étudiant n’a pas trop de temps s’il veut connaître le répertoire de chaque théâtre, étudier les issues du labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue et s’habituer aux plaisirs particuliers de la capitale ; fouiller les bons et les mauvais endroits, suivre les cours qui amusent, inventorier les richesses des musées.
Un étudiant se passionne alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a son grand homme, un professeur du Collège de France, payé pour se tenir à la hauteur de son auditoire. Il rehausse sa cravate et se pose pour la femme des premières galeries de l’Opéra-Comique. Dans ces initiations successives, il se dépouille de son aubier, agrandit l’horizon de sa vie, et finit par concevoir la superposition des couches humaines qui composent la société. S’il a commencé par admirer les voitures au défilé des Champs-Élysées par un beau soleil, il arrive bientôt à les envier.
Eugène avait subi cet apprentissage à son insu, quand il partit en vacances, après avoir été reçu bachelier ès lettres et bachelier en droit. Ses illusions d’enfance, ses idées de province avaient disparu. Son intelligence modifiée, son ambition exaltée lui firent voir juste au milieu du manoir paternel, au sein de la famille. Son père, sa mère, ses deux frères, ses deux sœurs, et une tante dont la fortune consistait en pensions, vivaient sur la petite terre de Rastignac. Ce domaine d’un revenu d’environ trois mille francs était soumis à l’incertitude qui régit le produit tout industriel de la vigne, et néanmoins il fallait en extraire chaque année douze cent francs pour lui. L’aspect de cette constante détresse qui lui était généreusement cachée, la comparaison qu’il fut forcé d’établir entre ses sœurs, qui lui semblaient si belles dans son enfance, et les femmes de Paris, qui lui avaient réalisé le type d’une beauté rêvée, l’avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui, la parcimonieuse attention avec laquelle il vit serrer les plus minces productions, la boisson faite pour sa famille avec les marcs du pressoir, enfin une foule de circonstances inutiles à consigner ici décuplèrent son désir de parvenir et lui donnèrent soif des distinctions.
Questions
- Montrez en quoi la vie à la capitale décrite par Balzac ne peut que séduire un jeune étudiant.
- Quelle image la province prend-elle aux yeux de Rastignac ? Êtes-vous d’accord avec cette description ?