Eric Vuillard, 14 juillet (2016)
Des bandes armées de fusils et de piques montèrent des barricades dans les rues de Paris. Les carrosses étaient arrêtés, fouillés, puis on les amenait place de Grève. En quelques heures à peine, la place était devenue une prodigieuse fourrière ; on y voyait briller les cuirs, les fers forgés en col de cygne, les glaces. Les chaises à porteurs côtoyaient les chars à bœufs, les sacs de blé s’entassaient contre des pyramides de vaisselles. On amenait là tout ce qu’on trouvait, craignant que le ravitaillement et les armes ne disparaissent pendant la nuit. C’est que des nouvelles alarmantes circulaient, on avait vu les troupes royales à la barrière du Trône. Et cependant, on se bécotait entre deux coups de gnôle. Des groupes chantaient et s’appelaient entre eux par leur nom de pays. Il y avait tous les patois de France. Des bandes s’étaient formées autour de la capitale ; pendant les derniers jours d’avril, les commis virent entrer par les barrières « un nombre effrayant d’hommes mal vêtus et de figure sinistre » ; et les premières semaines de mai, près de Villejuif, une troupe de cinq à six cents vagabonds avait voulu forcer Bicêtre et s’était approchée de Saint-Cloud. À présent, l’aspect de la foule a changé. Il s’y mêle « une quantité d’étrangers venus de tous les pays, la plupart déguenillés, armés de grands bâtons ». Il en venait de trente, quarante, cinquante lieues ; et tout cela s’engouffrait dans Paris. […]
Paris est une des plus grandes villes du monde, ce n’est plus une cité, avec son agora, son forum, c’est une grande ville moderne, avec ses faubourgs, la misère qui s’agglutine autour d’elle, saturée de nouvelles et parcourue de rumeurs. On y trouve des gens de toute la France, de l’étranger même, des émigrés parlant leur patois, mêlant leurs vies, et accédant à l’expérience du très grand nombre, l’anonymat. Oui, désormais, nous sommes anonymes, dégarnis de la famille ancienne, purgés des rapports féodaux, désempêtrés du coutumier, délivrés du proche.
Paris, c’est une masse de bras et de jambes, un corps plein d’yeux, de bouches, un vacarme donc, soliloque infini, dialogue éternel, avec des hasards innombrables, de la contingence en pagaille, des ventres qui bouffent, des passants qui chient et lâchent leurs eaux, des enfants qui courent, des vendeuses de fleurs, des commerçants qui jacassent, des artisans qui triment et des chômeurs qui chôment. Car la ville est un réservoir de main-d’œuvre pas chère. Or on apprend beaucoup, à chômer. On apprend à traîner, à regarder, à désobéir, à maudire même. Le chômage est une école exigeante. On y apprend que l’on n’est rien. Cela peut servir.
Une ville est un personnage. Pas de vaudeville ou de tragédie, non, un personnage pour pièce en plein air, sans figurant, sans chœur, sans mise en scène. C’est une masse, une foule, cohue grisante, une flopée, une multitude. À Paris, on est venu de partout, de Pontarlier, de Gigny, d’Épernay, de Loudun, de Guémar, de Montpeyroux, de Quenoche, de Verrières, et on est devenu tailleur, cordonnier, manouvrier, commis, mendiant, putain. Ils s’appellent Mathieu, Guillaume, Firmin, de leur nom de famille, car les pauvres n’ont souvent pas mieux à se mettre. Ils peuvent aussi porter noms et prénoms pareils, Pierre Pierre, Jean Jean ; cela signe deux fois leur pauvreté. Ils ont aussi des noms de métiers, Mercier, Meunier, Lesaulnier, Vigneron, car ils bossent, oui, avant tout ils sont là pour ça, pour peiner. Mais encore des noms ridicules, Godailler, Quignon, Fagotte, Bourgeonnau, Tronchon, Pinard, puisqu’ils ne sont rien que mouches et vermines. Ils ont aussi des sobriquets, Pasquier dit Branchon, Munsch dit Meuche, Heu dit Harmand. Mais bientôt on aura un nom, on s’appellera Étienne Lantier, Jean Valjean et Julien Sorel.
Questions :
1. Décrivez le cadre spatiotemporel. Quels aspects documentaires révèle-t-il ?
2. Quelles images rendent la foule fascinante, voire inquiétante ?
Emile Zola – Germinal (1885)
C’était au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairière qu’une coupe de bois venait d’ouvrir. Elle s’allongeait en une pente douce, ceinte d’une haute futaie, des hêtres superbes, dont les troncs, droits et réguliers, l’entouraient d’une colonnade blanche, verdie de lichens ; et des géants abattus gisaient encore dans l’herbe, tandis que, vers la gauche, un tas de bois débité alignait son cube géométrique. Le froid s’aiguisait avec le crépuscule, les mousses gelées craquaient sous les pas. Il faisait nuit noire à terre, les branches hautes se découpaient sur le ciel pâle, où la lune pleine, montant à l’horizon, allait éteindre les étoiles.
Près de trois mille charbonniers étaient au rendez-vous, une foule grouillante, des hommes, des femmes, des enfants emplissant peu à peu la clairière, débordant au loin sous les arbres ; et des retardataires arrivaient toujours, le flot des têtes, noyé d’ombre, s’élargissait jusqu’aux taillis voisins. Un grondement en sortait, pareil à un vent d’orage, dans cette forêt immobile et glacée.
En haut, dominant la pente, Étienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. Une querelle s’était élevée, on entendait leurs voix, par éclats brusques. Près d’eux, des hommes les écoutaient : Levaque les poings serrés, Pierron tournant le dos, très inquiet de n’avoir pu prétexter des fièvres plus longtemps ; et il y avait aussi le père Bonnemort et le vieux Mouque, côte à côte, sur une souche, l’air profondément réfléchi. Puis, derrière, les blagueurs étaient là, Zacharie, Mouquet, d’autres encore, venus pour rire ; tandis que recueillies au contraire, graves ainsi qu’à l’église, des femmes se mettaient en groupe. La Maheude, muette, hochait la tête aux sourds jurons de la Levaque. Philomène toussait, reprise de sa bronchite depuis l’hiver. Seule, la Mouquette riait à belles dents, égayée par la façon dont la Brûlé traitait sa fille, une dénaturée qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une vendue, engraissée des lâchetés de son homme. Et, sur le tas de bois, Jeanlin s’était planté, hissant Lydie, forçant Bébert à le suivre, tous les trois en l’air, plus haut que tout le monde.
La querelle venait de Rasseneur, qui voulait procéder régulièrement à l’élection d’un bureau. Sa défaite, au Bon-Joyeux, l’enrageait ; et il s’était juré d’avoir sa revanche, car il se flattait de reconquérir son autorité ancienne, lorsqu’on serait en face non plus des délégués, mais du peuple des mineurs. Étienne, révolté, avait trouvé l’idée d’un bureau imbécile, dans cette forêt. Il fallait agir révolutionnairement, en sauvages, puisqu’on les traquait comme des loups. Voyant la dispute s’éterniser, il s’empara tout d’un coup de la foule, il monta sur un tronc d’arbre, en criant : « Camarades ! camarades ! »
La rumeur confuse de ce peuple s’éteignit dans un long soupir, tandis que Maheu étouffait les protestations de Rasseneur. Étienne continuait d’une voix éclatante :
« Camarades, puisqu’on nous défend de parler, puisqu’on nous envoie les gendarmes, comme si nous étions des brigands, c’est ici qu’il faut nous entendre ! Ici, nous sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne viendra nous faire taire, pas plus qu’on ne fait taire les oiseaux et les bêtes ! »
Un tonnerre lui répondit, des cris, des exclamations.
« Oui, oui, la forêt est à nous, on a bien le droit d’y causer… Parle ! »
Alors, Étienne se tint un instant immobile sur le tronc d’arbre. La lune, trop basse encore à l’horizon, n’éclairait toujours que les branches hautes ; et la foule restait noyée de ténèbres, peu à peu calmée, silencieuse.
Questions :
- Comment la foule est-elle présentée dans le texte ?
- Quels détails montrent qu’Étienne devient un chef révolutionnaire ?
Robert Desnos, « Ce cœur qui haïssait la guerre » (1943 ; posth. 1975)
Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille ! Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit, Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent, Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat. Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos. Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs battant comme le mien à travers la France. Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs, Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre : Révolte contre Hitler et mort à ses partisans ! Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons, Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères Et des millions de Français se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera. Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit.
Questions :
- Par quels aspects l’énonciateur dans ce texte parle-t-il en son nom et au nom de tous ?
- Comparez le premier et le dernier vers. Quelle conclusion pouvez-vous en tirer ?
Roxana Azimi – « L’art en bande organisée », Le Monde, 11 avril 2014
Les duos et collectifs d’artistes ont le vent en poupe. Asco, groupe subversif chicano, actif dans les années 1970 et 1980 à Los Angeles, s’est installé dans la Friche Belle-de-Mai, à Marseille, où sont exposées les photos séditieuses qui ont fait sa légende. Le monde en technicolor de Pierre et Gilles est lui à l’affiche à la galerie Templon à Paris. C’est aussi un couple, Ilya et Emilia Kabakov, qui va investir, fin mai, le Grand Palais, à Paris, pour l’opération « Monumenta », invitant chaque année un artiste à s’emparer de ce lieu.
Qu’ils s’appellent Claire Fontaine, Ultralab, Slavs and Tatars, Superflex, ou qu’ils travaillent en duo comme Dewar et Gicquel, les membres de la jeune garde de l’art contemporain tournent le dos à l’idée d’auteur unique. L’œuvre à quatre mains ou à deux têtes n’est toutefois pas une nouveauté. Les exemples foisonnent, des dadas du cabaret Voltaire au début du XXe siècle aux « cadavres exquis » des surréalistes, jusqu’au Grand Méchoui des Malassis. « Le mythe de l’artiste romantique et solitaire du XIXe siècle a perduré hypocritement au XXe, mais il cachait la réalité de l’artiste entrepreneur du XXIe, observe Nicolas Ledoux, cofondateur d’Ultralab, un collectif porté sur l’art conceptuel. L’artiste contemporain est devenu un entrepreneur mais ne le dit pas, ou peu, et souvent même le dissimule. Nous travaillons en équipe, comme au cinéma, il est juste de le signaler et même de le revendiquer. »
Dénoncer le pouvoir capitaliste
Certains groupes d’artistes portent un ferment contestataire. Asco s’est formé en 1972 dans la foulée des révoltes des immigrés latino-américains et de la fronde estudiantine de 1968 à Los Angeles. Il fallait alors résister aux discriminations, mais aussi au bourrage de crâne de la télévision hollywoodienne, prompte à dégoûter tout libre-penseur. C’est justement le mot « nausée » en espagnol que ces Chicanos ont choisi comme nom de guerre. « On a utilisé la technique de la guerre froide, nous emparer d’un mot qu’on utilise pour nous dénigrer, et le rendre à la mode », explique, regard de jais, Harry Gamboa Jr, cofondateur du mouvement. Bien que fédérées en groupe, les composantes ont chacune leur propre talent : l’un fait des dessins, l’autre crée des chapeaux surdimensionnés, un troisième réalise les flyers pour les happenings. « Séparément, nous étions efficaces. Mais ensemble, on pouvait provoquer une réaction en chaîne », souligne Harry Gamboa Jr.
C’est la même veine insoumise qui anime Superflex, un collectif fondé à Copenhague par trois artistes activistes, avec une idée : dénoncer le pouvoir capitaliste. Une entreprise voisine de celle de Claire Fontaine, personnage fictif créé en 2004 par Fulvia Carnevale et James Thornhill, deux intellectuels nourris de la pensée de Deleuze et Guattari : dans un esprit de révolution permanente, Claire Fontaine traque les failles, excès ou ambiguïtés de nos systèmes.
Le travail de Slavs and Tatars, formé en 2006 par la réunion de Kasia et Payam, se situe, lui, à michemin entre politique et linguistique avec une constante : balayer les idées reçues sur l’islam et faire redécouvrir des territoires oubliés du Caucase et de l’Asie centrale par le biais de livres, conférences et objets d’inspiration pop.
De son côté, Ultralab s’est d’abord attaqué au microcosme parisien de l’art contemporain, à qui il a envoyé, en 1999, de faux cartons d’invitation annonçant des expositions fictives. Longtemps, personne ne soupçonnera l’origine du canular jusqu’à ce que ses auteurs se dévoilent. Aujourd’hui, Nicolas Ledoux, d’Ultralab, aime toujours le travail de groupe, au point de s’être associé à l’artiste Damien Béguet pour un projet fou : racheter, avec son consentement, l’œuvre de Ludovic Chemarin, qui a cessé son activité en 2005.
L’alchimie du couple dans les duos d’artiste
Les duos à succès relèvent de cette alchimie rare dans un couple, d’une osmose à la Montaigne et La Boétie. Entre Gilles, le peintre extraverti né au Havre, et Pierre, l’enfant timide de La Roche-sur-Yon devenu photographe, c’est le coup de foudre en 1976, lors d’une soirée pour l’ouverture du magasin Kenzo, place des Victoires, à Paris. Couple dans la vie, ils feront aussi œuvre commune. Si Pierre était fasciné par la musique, les stars et le glamour, Gilles cultivait plutôt un côté bad boy provocateur. La répartition des tâches est claire : Gilles repeint à la main, Pierre s’occupe de la photo et des lumières. L’un parle beaucoup, l’autre peu.
Chez Daniel Dewar et Grégory Gicquel aussi, l’un est plus taiseux que l’autre. Les deux lascars, qui produisent sculptures et tapisseries, cultivent l’idée du « fait main » et chahutent le bon goût. Ils ont toujours travaillé ensemble depuis leur rencontre, à l’école, en 1997. « Travailler seul ? On n’y a jamais pensé », reconnaît Daniel Dewar.
Parfois une invitation ponctuelle scelle une collaboration durable. Quand Sarah Fauguet a répondu, en 2004, à l’invite de David Cousinard pour une exposition, elle ne se doutait pas que l’occasion ferait les larrons. Tous deux nourrissent un intérêt pour l’architecture et les changements d’échelle qui désarçonnent les spectateurs. Pour tous ces artistes, le fait de travailler en groupe présente d’énormes avantages : éviter la solitude, associer les compétences, se poser de nouvelles questions, partager les frais, et se dédoubler. « Dans un monde où il faut être visible partout à la fois, c’est une force indéniable », confie Sarah Fauguet.
Le groupe donne de l’endurance, quand l’un flanche, l’autre relance la machine. « Travailler ensemble, quand on apprend à le faire – ce qui peut être plus ou moins compliqué –, c’est beaucoup plus excitant que travailler seul, poursuit le duo Fauguet-Cousinard. Il y a une vitesse propre à la collectivité, dans le processus de la pensée, qui fait paraître le travail individuel d’une lenteur insupportable. » Mais travailler à deux ne fait pas forcément gagner du temps. Il faut convaincre l’autre, « trouver un consensus autour d’un projet ou d’un objet en évitant les compromis », admet Sarah Fauguet. En d’autres termes, rabaisser son ego.
Le collectif, stade ultime de la sagesse ?
Or, même dans les groupes de rock, il y a des leaders… et des putschs. Si un duo d’artistes fonctionne bien dans l’adversité, qu’en est-il face au succès ? « L’ego est un moteur, mais aussi un poison, une zone toxique, qui déconcentre, dévie, affaiblit la vision », assure Nicolas Ledoux. Pierre et Gilles bottent en touche : « On est un ego à deux têtes. » Pour le collectif Claire Fontaine, le « je » est un problème secondaire, tout comme la dilution du patronyme dans un nom d’emprunt : « Le besoin de s’affirmer individuellement aux dépens des autres cache des frustrations affectives, des incapacités à vivre, que la société encourage en poussant les gens à la réussite individuelle. » Pour la plupart de ces artistes collectifs, la réponse est claire : « Travailler seul ? Jamais, insiste Pierre. On a besoin l’un de l’autre. »
Même son de cloche du côté de Dewar et Gicquel : « On a plus envie de travailler ensemble que d’arrêter. » C’est à cette envie, et à une distribution changeante des rôles, qu’on doit la longévité – vingt ans ! – du groupe Superflex. Les membres de Slavs and Tatars sont allés jusqu’à signer récemment un contrat leur interdisant de travailler en solo dans le champ de l’art. « On a préféré un contrat qui nous soude à un contrat qui nous protège, confie Payam, l’un des deux membres du groupe. Aucun de nous n’a envie de faire le travail de l’autre. » Et si le collectif était le stade ultime de la sagesse ?
Questions
- En quoi le travail en collectif permet-il aux artistes cités de dépasser les limites du travail individuel ? Quels avantages concrets en retirent-ils ?
- Selon le texte, travailler en duo ou en collectif nécessite de « rabattre son ego ». Comment les artistes gèrent-ils cette tension entre collaboration et affirmation individuelle ? Pouvez-vous citer des exemples où cette dynamique a renforcé (ou fragilisé) leur création ?
Jean-François Dortier – « L’économie du partage, une alternative au capitalisme ? » (Sciences Humaines n°266, janvier 2015)
Du covoiturage à la colocation, du crowdfunding1 au coworking, l’économie de partage est en plein boom. Serait-elle en train de révolutionner les bases de l’économie pour promouvoir un mode de développement plus convivial et écologique ?
L’économie de partage ? En première approche, c’est le fait de partager un bien ou un service à plusieurs. Le covoiturage, la colocation, le coworking (collectif de travail), crowdfunding1 , les groupements d’achat (AMAP2 ) : tout cela en fait partie.
Le label « économie de partage », « économie collaborative » ou même « économie de la fonctionnalité3 » a fait une entrée récente dans le vocabulaire économique et social. Les termes ne sont pas tout à fait synonymes, mais ils renvoient à une idée commune : une nouvelle économie fondée sur le partage et la solidarité serait en train de révolutionner nos façons de produire, consommer, voyager, se loger.
Certains y voient même un nouveau mode de développement porteur de valeurs d’écologie et de solidarité : une alternative au capitalisme. L’économie de partage a été promue par quelques livres et une flambée d’articles aux accents prophétiques. Aujourd’hui c’est Jérémy Rifkin, le gourou de la troisième révolution industrielle, qui voit dans l’économie de partage une alternative au capitalisme. Pour lui, l’Homo œconomicus, consommateur individualiste va laisser la place à un Homo empathicus, solidaire et connecté. Qu’en est-il au juste ?
Les quatre piliers de l’économie de partage
Quoi de plus belle invention que le covoiturage ? C’est économique : on divise la facture à plusieurs ; c’est écologique : on consomme moins d’énergie ; c’est convivial : il fournit l’occasion de rencontrer de nouvelles têtes, de « créer du lien » (du moins pour ceux qui en ont envie). Enfin, c’est numérique : Internet permet de centraliser les offres et demandes de transport à l’échelle d’un pays ou d’un continent. Voilà la recette du succès de BlaBlaCar, le désormais célèbre site de covoiturage, créé en 2006, devenu l’un des symboles de l’économie de partage.
La colocation possède les mêmes vertus que le covoiturage : économique (on paie moins cher à plusieurs), conviviale (c’est l’effet « auberge espagnole »), écologique (une cuisine ou une machine à laver pour plusieurs). Et enfin le numérique est le vecteur qui fait converger les offres et demandes. Économie, écologie, solidarité et numérique, voilà les quatre piliers de l’économie de partage. Celle-ci s’est donc étendue.
De la colocation on est passé à l’hébergement des touristes à domicile. L’idée est née en 2007 à San Francisco, lieu historique de la contre-culture. Alors qu’un grand congrès de design était organisé dans la ville, toutes les chambres d’hôtel étaient réservées. Trois amis ont eu l’idée de louer leur propre logement à la nuit tout en servant à leur hôte un petit-déjeuner. L’année suivante, Airbnb était né. La formule de l’hébergement chez les particuliers séduit de plus en plus. Airbnb est ainsi devenu le site de référence en matière de location : pour un week-end, parfois pour une seule nuit. Aujourd’hui, le site existe dans 192 pays. Le mouvement a pris une telle ampleur aux États-Unis qu’à San Francisco et New York la location chez le particulier dépasse l’hébergement en hôtel !
Une économie aux multiples visages
En quelques années, l’économie de partage est devenue une galaxie dans laquelle on peut regrouper bien des choses : le partage de biens (voiture, logement, ses outils), le partage du lieu de travail (coworking), des outils de travail (fab lab) et même le partage du financement (crowdfunding)…
Mais à y regarder de près, les notions de « partage » ou de « collaboration » regroupent des modalités économiques très différentes. Le point commun est la mutualisation d’un bien (logis, voiture, outils, lieu de travail), mais du point de vue économique, elle peut relever du don, du prêt, du troc, de la location-vente ou encore de l’achat en commun. Toutes les formules coexistent. Au bout du spectre, le site Donnons.org encourage le don et la récupération des vieux objets qui encombrent caves et placards. À l’autre bout de la chaîne, eBay n’est rien d’autre qu’une forme de commerce entre particuliers. L’entreprise elle-même a atteint un chiffre d’affaires de plus de 10 milliards de dollars. Ce n’est rien d’autre qu’un site d’e-commerce, à ceci près que les vendeurs sont des particuliers qui recyclent leur bien. Il n’y a pas de partage à proprement parler.
L’économie de « partage » est donc ambivalente. L’idée renvoie implicitement à l’idée de solidarité (« tous pour un, un pour tous », d’entraide et de convivialité, mais la réalité recoupe en fait des formes économiques très diverses. Pour Damien Demailly, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations Internationales (Iddri) et spécialiste du sujet, l’économie du partage a toujours porté en elle cette ambivalence « entre utopie et big business » : « D’un côté, il y a une vision libertaire née de l’Internet social qui réunit des gens désireux d’échanger des biens et des services en pair à pair pour renouer du lien. […] De l’autre, il y a la vision marchande, voire ultralibérale, qui voit des entrepreneurs se positionner en intermédiaires pour développer cette nouvelle économie et tirer un maximum de profits. À ce titre, beaucoup de professionnels patentés4 – hôteliers, chauffeurs de taxi, agences immobilières… – s’inquiètent de cette concurrence déloyale.
Une alternative ?
L’économie du partage peut-elle remplacer le capitalisme ? On peut en douter. Tout d’abord, ses piliers actuels – le covoiturage ou la location – conviennent bien à de jeunes célibataires, urbains, en quête de rencontres nouvelles : elle est plus difficile à pratiquer quand on est chargé de famille ! Sa dimension militante est à la fois sa force et sa faiblesse. Elle possède le dynamisme de toute contre-culture ; mais dès lors qu’elle prend de l’ampleur, l’économie de partage a tendance à se métamorphoser et à se diluer dans l’économie de marché : ce fut le cas pour le mouvement des coopératives et mutuelles il y a deux siècles, qui étaient déjà les ancêtres de l’économie de partage. Enfin, l’économie de partage la plus populaire – celle des vide-greniers, d’Emmaüs , d’eBay, ou des Restos du cœur – est le produit d’une économie de crise : solidaire et conviviale, elle est destinée à soigner les plaies du capitalisme davantage qu’à le remplacer.
Questions :
- En quoi l’économie du partage renouvelle-t-elle le lien entre individu et collectif ?
- L’économie du partage constitue-t-elle une vraie rupture avec le capitalisme ou une simple adaptation ?
1Crowdfunding : terme anglais pour désigner un « financement participatif », essentiellement sur Internet.
2AMAP : Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne (ou de Proximité). L’AMAP est contrat solidaire, basé sur un engagement financier des consommateurs, qui paient à l’avance la totalité de leur consommation sur une période définie. Ce système fonctionne donc sur le principe de la confiance et de la responsabilité du consommateur ; il représente une forme de circuit court de distribution. Le terme est déposé depuis 2003.
3 Économie de la fonctionnalité : l »offre ou la vente (à des entreprises, individus ou territoires), de l’usage d’un bien ou d’un service, et non du bien lui-même.
4Patentés : attitrés