Jules Vallès, L’enfant (1879)
La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M. Laurier.
« Te voilà, gamin ?
— Oui, M’sieu.
— Toujours en retenue, donc !
— Non, M’sieu !
— Tu as faim ?
— Oui, M’sieu !
— Tu veux manger ?
— Non, M’sieu ! »
Je croyais plus poli de dire non : ma mère m’avait bien recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se faisait pas dans le monde. On ne va pas se jeter sur l’invitation comme un goulu, « tu entends ; » et elle prêchait d’exemple.
Nous avions dîné quelquefois chez des parents d’élèves.
« Voulez-vous de la soupe, Madame ?
— Non, si, comme cela, très peu…
— Vous n’aimez pas le potage ?
— Oh ! si, je l’aime bien, mais je n’ai pas faim…
— Diable ! pas faim, déjà ! »
« Tu dois toujours en laisser un peu dans le fond. » Encore une recommandation qu’elle m’avait faite. En laisser un peu dans le fond. C’est ce que je fis pour le potage, au grand étonnement de l’économe, qui avait déjà trouvé que j’étais très bête en disant que j’avais faim, mais que je ne voulais pas manger Mais moi, je sais qu’on doit obéir à sa mère — elle connaît les belles manières, ma mère, — j’en laisse dans le fond, et je me fais prier.
L’économe m’offre du poisson. — Ah ! mais non ! Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup, comme un paysan.
« Tu veux de la carpe ?
— Non, M’sieu !
— Tu ne l’aimes pas ?
— Si, M’sieu ! »
Ma mère m’avait bien recommandé de tout aimer chez les autres ; on avait l’air de faire fi des gens qui vous invitent, si on n’aimait pas ce qu’ils vous servaient.
« Tu l’aimes ? eh bien ! »
L’économe me jette de la carpe comme à un niais, qui y goûtera s’il veut, qui la laissera s’il ne veut
pas. Je mange ma carpe — difficilement.
Ma mère m’avait dit encore : « Il faut se tenir écarté de la table ; il ne faut pas avoir l’air d’être chez soi, de prendre ses aises. » Je m’arrangeais le plus mal possible, — ma chaise à une lieue de mon assiette ; je faillis tomber deux ou trois fois.
J’ai fini mon pain !
Ma mère m’a dit qu’il ne fallait jamais « demander, » les enfants doivent attendre qu’on les serve.
J’attends ! mais M. Laurier ne s’occupe plus de moi — il m’a lâché, et il mange, la tête dans un journal. Je fais des petits bruits de fourchette, et je heurte mes dents comme une tête mécanique. Ce cliquetis à la Galopeau, à la Fattet, le décide enfin à jeter un regard, à couler un œil par-dessous Le Censeur de Lyon, mais il voit encore de la carpe dans mon assiette, avec beaucoup de sauce.
J’ai le cœur qui se soulève, de manger cela sans pain, mais je n’ose pas en demander !
Du pain, du pain !
J’ai les mains comme un allumeur de réverbères, je n’ose pas m’essuyer trop souvent à la serviette.
« On a l’air d’avoir les doigts trop sales, m’a dit ma mère, et cela ferait mauvais effet de voir une serviette toute tachée quand on desservira la table. »
Je m’essuie sur mon pantalon par derrière, — geste qui déconcerte l’économe quand il le surprend du coin de l’œil. — Il ne sait que penser !
« Ça te démange ?
— Non, M’sieu !
— Pourquoi te grattes-tu ?
— Je ne sais pas. »
Cette insouciance, ces réponses de rêveur et ce fatalisme mystique, finissent, je le vois bien, par lui
inspirer une insurmontable répulsion.
« Tu as fini ton poisson ?
— Oui, M’sieu ! »
M. Laurier m’ôte mon assiette et m’en glisse une autre avec du ris de veau et de la sauce aux
champignons.
« Mange, voyons, ne te gêne pas, mange à ta faim. »
Ah ! puisque le maître de la maison me le recommande ! et je me jette sur le ris de veau.
Pas de pain ! pas de pain !
Le veau et le poisson se rencontrent dans mon estomac sur une mer de sauce et se livrent un combat
acharné.
Il me semble que j’ai un navire dans l’intérieur, un navire de beurre qui fond, et j’ai la bouche comme si j’avais mangé un pot de pommade à six sous la livre !
Le dîner est fini : il était temps ! M. Laurier me renvoie, non sans mettre son binocle pour regarder les dessins dont j’ai tigré mon pantalon bleu ; le repas finit en queue de léopard.
QUESTIONS :
- Pourquoi l’enfant refuse-t-il d’abord de manger alors qu’il a faim ?
- Comment les conseils de sa mère compliquent-ils son comportement à table ?
- Quels détails montrent le décalage entre les règles de bienséance et le malaise physique de l’enfant ?
Norbert Elias, la civilisation des mœurs (1939)
Il suffit de regarder la différenciation des ustensiles : souvent, on ne se contente plus de changer d’assiette après chaque service, on remplace aussi le couvert. On ne se sert plus simplement du couteau, de la fourchette et de la cuiller. La couche supérieure choisit de plus en plus des ustensiles différenciés pour les différents mets . La cuiller à soupe, le couteau à poisson et le couteau à viande se trouvent sur un des côtés de l’assiette. Les fourchettes à hors-d’œuvre, à poisson et à viande de l’autre. En haut de l’assiette se placent – selon la coutume du pays – les fourchettes, cuillers ou couteaux à dessert. Pour le dessert et les fruits, on apporte d’autres couverts. Tous ces instruments se distinguent par des formes et des présentations diverses. Ils sont plus ou moins grands, pointus ou arrondis. Mais ils ne constituent pas en soi des nouveautés : une fois de plus, nous avons affaire à des variantes, à des différenciations à l’intérieur des mêmes normes. […]
Rien dans les manières de table ne « va de soi », rien ne peut être considéré comme le résultat d’un « sentiment de gêne » naturel. Ni la cuiller, ni la fourchette, ni la serviette n’ont été inventées un jour, comme un outil technique, avec une finalité précise et un mode d’emploi détaillé : leur fonction s’est précisée peu à peu à travers les âges par l’influence directe des relations et coutumes sociales, leur forme a été fixée non sans tâtonnements. La moindre coutume de ce rituel flottant est l’aboutissement d’une évolution infiniment lente, et cette remarque s’applique même aux modes de comportement que nous jugeons « élémentaires » ou simplement « raisonnables », comme par exemple l’usage de prendre les liquides uniquement avec la cuiller ; chaque geste, la manière de tenir et de manipuler le couteau, la cuiller ou la fourchette sont soumis à des normes élaborées pas à pas.
QUESTIONS :
- Comment Elias explique-t-il l’évolution des ustensiles de table ?
- Pourquoi affirme-t-il que rien dans les manières de table ne « va de soi » ?
- En quoi la différenciation des couverts reflète-t-elle une norme sociale ?
Erasme, la civilité puérile (1530)
C’est chose peu convenable que d’offrir à un autre un morceau dont on a déjà mangé. Tremper dans la sauce du pain qu’on a mordu est grossier ; de même, il est malpropre de ramener du fond de la gorge des aliments à demi mâchés et les remettre sur son assiette. S’il arrive que l’on ait dans la bouche un morceau que l’on ne puisse pas avaler, on se détourne adroitement et on le rejette.
Il ne faut pas non plus reprendre sur son assiette des viandes à demi mangées ou les os que l’on avait mis à l’écart.
Ne jette pas sous la table les os ou tous autres restes, de peur de salir le plancher ; ne les dépose pas non plus sur la nappe ou dans le plat, mais garde-les dans un coin de ton assiette ou place-les sur le plateau que, chez beaucoup de gens, on dispose exprès pour les recevoir.
Il est déplacé de prendre de la viande dans les plats pour la donner aux chiens des autres ; encore plus de les caresser pendant le repas.
Il est ridicule de détacher le blanc d’œuf d’après la coquille avec ses ongles ou à l’aide du pouce ; plus ridicule encore de se servir de sa langue. Cela se fait avec la pointe du couteau.
On ne ronge pas les os avec ses dents, comme un chien ; on les dépouille à l’aide du couteau.
Trois doigts imprimés dans la salière sont, comme on dit, les armes parlantes des vilains. On doit prendre le sel avec son couteau ; s’il est placé trop loin, on en demande en tendant son assiette.
Lécher à coups de langue le sucre ou toute autre friandise restée attachée à l’assiette ou au plat, c’est agir en chat, non en homme.
Après avoir coupé la viande dans son assiette, par petits morceaux, on la mâche avec une bouchée de pain avant de l’avaler. Ce n’est pas seulement affaire de bon ton, c’est excellent pour la santé. Il y en a qui dévorent, plutôt qu’ils ne mangent, comme des gens que l’on va mettre en prison tout à l’heure ; les filous mangent de la sorte ce qu’ils ont volé. D’autres engloutissent d’une seule fois de si gros morceaux, qu’ils s’enflent les joues comme des soufflets ; d’autres, en mâchant, ouvrent tellement la bouche, qu’ils grognent comme des porcs. D’autres mettent tant d’ardeur à dévorer, qu’ils soufflent des narines, en gens qui vont suffoquer. Boire ou parler la bouche pleine est incivil et dangereux.
QUESTIONS :
- Quels gestes sont considérés comme grossiers selon Érasme ?
- Pourquoi insiste-t-il sur la manière de manger les os ou le sel ?
- Comment justifie-t-il l’importance des bonnes manières (santé, image sociale) ?
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu (1919)
— Zola un poète !, s’exclama la princesse de Parme
— Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui… porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère de la vidange ! Il n’a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne.
Malgré l’extrême fatigue qu’elle commençait à éprouver, la princesse était ravie, jamais elle ne s’était sentie mieux. Elle n’aurait pas échangé contre un séjour à Schönbrunn, la seule chose pourtant qui la flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par tant de sel.
— Il l’écrit avec un grand C, s’écria Mme d’Arpajon.
— Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui voulait dire : « Est-elle assez idiote ! »
— Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un regard souriant et doux et parce qu’en maîtresse de maison accomplie elle voulait, sur l’artiste qui m’intéressait particulièrement, laisser paraître son savoir et me donner au besoin l’occasion de faire montre du mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes tant elle était consciente à ce moment-là qu’elle exerçait pleinement les devoirs de l’hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe aussi qu’on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l’heure, les seuls du reste que j’aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture d’Elstir, mais trouvait d’une qualité unique tout ce qui était chez elle. […]
[C’est M. de Guermantes qui parle] « Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte
d’Asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l’ai trouvée roide. Dès qu’à ces choses-là il ajoute
des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. »
— Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse qui n’aimait pas qu’on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d’Elstir. Il y a à prendre et à laisser. Mais ce n’est toujours pas sans talent. Et il faut avouer que ceux que j’ai achetés sont d’une beauté rare.
[…] M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux asperges d’Elstir et à celles qui venaient d’être servies après le poulet financière) que les asperges vertes poussées à l’air et qui, comme dit si drôlement l’auteur exquis qui signe E. de Clermont-Tonnerre, « n’ont pas la rigidité impressionnante de leurs sœurs » devraient être mangées avec des œufs : « Ce qui plaît aux uns déplaît aux autres, et vice versa », répondit M. de Bréauté. Dans la province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin régal que des œufs d’ortolan complètement pourris. » M. de Bréauté, auteur d’une étude sur les Mormons, parue dans la Revue des Deux-Mondes, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d’intelligence. De sorte qu’à sa présence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c’était à cause de son esprit et de sa beauté qu’il la recherchait. Toutes en étaient persuadées. Chaque fois que, la mort dans l’âme, il se résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi qu’au milieu d’un cercle intime. Pour que sa réputation d’intellectuel survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l’esprit des Guermantes, il partait avec des dames élégantes.
QUESTIONS :
- Pourquoi le duc de Guermantes critique-t-il le tableau d’Elstir représentant des asperges ?
- Comment la discussion sur les asperges révèle-t-elle les codes sociaux de l’aristocratie ?
- En quoi l’anecdote des œufs d’ortolan pourris illustre-t-elle le relativisme culturel ?
SYNTHÈSE DU CORPUS
Réaliser un texte de quelques lignes permettant de synthétiser tout le corpus en répondant à cette question : « comment les règles de bienséance à table évoluent-elles selon les époques et les milieux sociaux ? ». Vous devez citer TOUS les documents et évidemment proposer des liens entre eux.